Pourquoi s’entraîner comme les autres ? A quoi bon courir raisonnable quand on peut faire autrement ? trace ton chemin s’il te convient – du moment que tu t’y retrouves, peu importe la dose.
« Il va finir par se blesser ». « A ce train-là je lui donne deux saisons, pas plus ». Les mots sont lâchés : volume, méthode. Soit les deux rails d’une carrière d’athlète. Du tartan au caillou, il est des originaux qui déjouent science et coutumes. Vous les connaissez sans doute, ces absolutistes qui préfèrent se barrer perso’, quitte à s’enferrer ou devenir les meilleurs.
Vous les avez même vus ou entendus en 4×3 ou en podcasts ; record.wo.men ou bêtes à social-buzz. Revue non-exhaustive de désaxés de la course, pour mieux inventer la leur.
C’est décidé, je me mets au running (et cours 320 km)
Il était une fois un lituanien, le jour de l’An et quelques résolutions – même pas besoin d’un colo scanner alarmiste. Certes, l’homme avait bien kayaké à bon niveau mais une triple couche de clopes, chips et Lager emmêlées sur une décennie, ça « joue » sur la santé comme dirait l’autre. Mais il est comme ça Aleksandr Sorokin : il faut savoir se reprendre en main et tant pis s’il n’a jamais couru. Barré de bornes et de performances, aurions-nous trouvé l’alliance génétique de Courtney Dauwalter et Alexandre Boucheix ? Sorokin s’entraîne dans la plate Vilnius, 150 à 300 km hebdomadaires. Par passion ; qui parle d’addiction ? recordman du 24h, cela ne l’empêche pas de courir le marathon en 2h25’45’’ à Séville et de s’amuser certaines semaines au-delà des 330 km. Le Japonais détenteur du précédent record du 100 km courait les 42.195 km en 2h13’ mais pour Aleksandr, plus c’est long, plus ça matche. En outre et malgré sa faible vitesse, le lituanien bat le record de Nao Kazami et pose donc un 100K en 6h05’39’’ là où Jim Walmsley avait échoué en 6h09’26’’. Il maîtrise l’art du 24H en plafonnant les compteurs à 319.6 km, son actuel record du monde. Le grec Yannis Kouros avait aligné 303.5 km en 1997, aura tenu longtemps mais sera battu en 2021 puis en 2022 par Aleksandr le Grand.
Sous les pavés, de l’ultra et une casquette
À la lecture de l’introduction, un visage juvénile et jovial vous serait-il apparu ? Désolé, pas la Visitation mais Alexandre Boucheix alias Casquette Verte. Comment ne pas parler de ce trailer parisien qui, s’il accroche quelques dossards, réalise 90% de son volume sur le bitume de la capitale pour aller travailler…mais pas que. Affichant 30 km journaliers depuis le 1er janvier 2023, ne parlons pas de ses saisons passées au risque d’écrire un hors-série. Moyenne à 200 km hebdos, record à 400 la 3e semaine de mai parce qu’en plus du quotidien, l’homme souhaitait avec un acolyte aussi fantasque que lui, Loïc Jalmin, rejoindre la manche depuis Paris. Leur Opération « Paris-Plage » trottera 224 km en 29h et le lendemain, Boucheix éprouvera le désir d’un décrassage de 16 bornes avant de filer dans les Alpes pour relier Beaufort à Annecy – via des terrains plus escarpés. Du trail de montagne, quoi. Clivant ou passionnant, force est relever ses capacités hors-normes puisqu’il réalise deux années de suite un chrono de 23 heures sur l’UTMB. Terrifiant.
Lapin Duracell, pire que plus – et ça marche
De l’entraînement XXL à l’enchaînement de compétitions barrées en taille, il n’y a qu’un pas ; le beau sexe y atteint un niveau de réussite ahurissant. Pas de raison que seuls certains mâles se vautrent dans la culture de l’excès, Mesdames impressionnent – et avec brio. Avez-vous déjà participé à un ultra-trail et passé plusieurs mois à vous en remettre ? sur une échelle Claire Bannwarth, vous pourriez vous situer à l’échelon 4. Sur 30. Prenons sa saison 2023 et stoppons-la même dès la fin août : Lady Claire a déjà avalé 430 km sur la Montane Winter Spine Race en Angleterre… le 15 janvier. Évidemment, météo optimale tandis que les français s’essaient au dry january et tirent encore les rois. Février : place à la Transgrancanaria et ses 128 km mais avant cela, passons sur le Legends Trail 275K en Belgique. Mars, mois des fous ? le Trail Cat 200 et ses 322 km s’égaient en Espagne ; Claire en est avant de se lancer deux semaines plus tard sur une Backyard de 262K, puis de s’achever au « Dernier Survivant » prisée de Christophe Nonorgue – l’actuel recordman du monde de D+.
Avril, seulement. Que faire, Claire ? Un 24h de D+ ouvre les enchères et Bannwarth y grimpe 14945m en 110 km. Suivront 326 km et 48 heures sur une autre Backyard à un mois de la précédente, quand on connaît le côté ludique et dépaysant de la chose…surtout qu’elle améliore sa marque. Ne jamais refroidir brutalement une locomotive lancée : l’athlète enchaîne sur un 524K aux 22000 m de D+ histoire de visiter la Sicile. Faut-il compter le joli mois de mai avec son Ultra Trail Snowdonia (169K) et le Cami de Cavalls (185K) ? Doit-on enregistrer juin et une Backyard de 395 kilomètres, la MxTreme de Montreux (111K/7500D+) et la Barjo Ultra aux 305K ? Claire Bannwarth déjoue tout. Juillet signifie Hardrock 100M en altitude et victoire scratch sur la Tahoe 200Miles…et ce Graal absolu, le meilleur temps jamais connu, hommes et femmes confondus, sur le Colorado Trail de 800 kilomètres. Le repos viendra lors d’une quinzaine aoûtienne pour mieux faire honneur au 20e UTMB, que Claire terminera 16e femme en moins de 30 heures. Quant à 2024, jetez un œil à son planning. Une thèse en ligne, disponible en PDF de 20 pages.

Une Américaine en or
La planète s’extasie tout autant sur Courtney Dauwalter, qui truste l’univers ultra trail depuis près de 7 ans. Mais gardons plutôt une image révélatrice : 2021, final de l’UTMB. Courtney reprend Hannes Namberger qui n’est autre que le recordman du Lavaredo Ultra Trail en moins de 12 heures. Après 125 kilomètres et 5800 mètres de pente, oui, l’américaine terminera 7e derrière l’allemand qui entre-temps a réaccéléré. Vexé. En 2022, elle entreprend de remporter le MIUT, la Hardrock et la Diagonale des Fous chez les dames. Elle battra d’ailleurs Germain Grangier de 8’, lui qui finira 9e, 5e puis 3e de ses UTMB. Les seuls athlètes masculins qui résisteront à l’américaine sur cette Diag’ resteront Benat Marmissole, Jean-Philippe Tschumi et Ben Dhiman. Forte de cette 4e place à la Réunion, Courtney attaque 2023 plein pot avant de réaliser un été de folie. Après une brève coupure fin 2022 et un ultra raflé dès janvier aux USA, l’athlète finit 7e de la Transgrancanaria entre Pau Capell et Arthur Joyeux-Bouillon, ce dernier étant double top 10 UTMB. Elle s’en ira gagner la Western States, battre le record féminin de plus d’une heure et finir devant Mathieu Blanchard, juste derrière Jiasheng Shen, 2e de la CCC 2023. En seulement trois semaines, Dauwalter réalise une nouvelle prouesse : remporter à nouveau la Hardrock 100 en améliorant son propre record d’une heure et en terminant encore 1h15 devant Anne-Lise Rousset. Deux « 100 Miles » en trois semaines ? copieux. Mais on ne résiste pas à la tentation du triplé lorsqu’il s’appelle UTMB. Fin août 2023, au contact du top 20 toute la course, même émoussée pour terminer en « seulement » 23h30, Mrs Dauwalter remportera bien son 3e UTMB.
Revenir à ses racines – enfin, d’abord les miennes
Enchaînements, génétique et « raison » gardée ou pas, le critère nutritionnel présente lui aussi ses exemples d’expérimentation. Ainsi Thomas Pigois expliquait-il dans le podcast Secrets d’Endurance qu’il pratiquait des efforts de longue distance… sans manger de glucides. Filière lipidique ? d’accord, mais qu’en penser lorsqu’en 2023 on nous sert encore la règle de la « Pasta Party », de la « Rice Party » ou de la « Party » tout court après la course ; bières incluses « parce que c’est bon pour récupérer ». Kilian Jornet rappelle souvent qu’il aime s’entraîner 5 à 6h à jeun. Olivier Di Maria cumule deux bizarreries majeures : ne pas toucher aux glucides tout en courant moins de trois heures sur marathon, ce qui pour beaucoup constitue un excellent chrono ; et ne se chausser que de minces sandalettes. Peut-être ces coureurs de bon ou très bon niveau s’inspirent-ils d’Erwan Le Corre et son training paléo ? Passé par le karaté, le Parkour, la nage en eaux libres, l’haltérophilie, l’escalade, le triathlon longue distance, le trail et le Jiu-jitsu brésilien, l’homme a proclamé après son record des USA d’apnée en être capable grâce à « 3 décennies de style de vie orienté sur le mouvement naturel et la manière de s’alimenter des chasseurs-cueilleurs ». Nous notons.
Et que penser de l’entraînement croisé, mais croisé atypique (à première vue) ? on voit souvent le coureur enfourcher son vélo, plus rarement nager ; mais faire du rugby, nettement moins : ce « Touch Rugby » s’annonce beaucoup plus intense que l’ovalie classique car disputé en deux mi-temps de 20 minutes. La « touchette » (je te touches, tu perds) pouvant immobiliser le joueur, on comprend qu’il faut vraiment courir très vite et afficher des qualités de danseur pour alterner suffisamment rapidement ses appuis. Nous notons aussi.
Ils sont fous, ces entraîneurs
Mais à parler d’athlètes, nous en oublions cet autre pilier de la méthode : le coach. Glorifié ou discret, l’histoire de l’athlétisme nous offre bon nombre d’exemples de manitous – à leur époque ou encore, mais ayant parfois fait école. Ne jamais dénigrer trop vite les originaux. Ainsi quelques légendes ont théorisé un entraînement différent, en exploitant à fond une extrémité apparente. Certes, nul besoin de remonter au proto-athlétisme lorsqu’un Patrick Bringer (NDLR : athlète émérite, et coach depuis plus de 25 ans) affirme en 2023 à ses poulains que sans inclure 2 minutes de chaise avant une répétition de seuil en côte, la séance frôle l’inefficace.
Néanmoins, honneur au plus ancien, Ernst Van Aaken qui en 1947 détaillait déjà les principes de l’entraînement polarisé. De longs entraînements quotidiens très doux entrecoupés de marches…tiens donc, on dirait la Clinique du Coureur. L’homme suggérait également de se préparer à l’allure de la compétition envisagée mais pas au-delà, pratique toujours en usage et fractionné « agréable » puisqu’il préconisait des temps de repos plus longs que les phases d’effort. Assez extrémiste tout de même, Van Aaken recommandait d’atteindre 10 à 20% de masse corporelle de moins que ce que l’on considérait comme la norme en 1947 : 1.75m pour 60 kg. 10% de moins ? L’athlète maigrit à 55 kg, n’imaginons donc pas 20%. Ni tabac ni vin, à une époque où l’on servait du rouge dans les cantines scolaires ; une incitation à corriger l’épuisement lié à une respiration trop forte et continue…Van Aaken voit loin, dès 1947. Différent.
Nettement plus folklorique et polémique – litote – Ma Junren accrochera son nom au palmarès des méthodistes barrés. Entraîneur de l’équipe féminine d’athlétisme chinois de demi-fond dans les années 1990, l’homme mélangera allégrement ligne de conduite et ligne d’arrivée, et sa créativité restera dans les annales pour justifier les performances grotesques de ses athlètes dopés. Jugez par vous-même : Stuttgart, 1993, triplé chinois sur 3000 m. QuYunxia, Zhang Li et Zhang Lirong font la course en tête, avant d’attaquer à 600 m de l’arrivée pour l’emporter en trio. Performance stratosphérique, tendance louche. Le secret ? soupe de sang de tortue à carapace molle. Bien fait aux négligents : la carapace dure, ça ne marche pas ! Junren, farceur hors-pair. Pendant ce temps, Wang Junxia, 18 ans, rafle le 10000 m avec un tour d’avance sur sa coéquipière Zhong Huandi. Médaille d’or de Liu Dong sur 1500 m. N’en jetez plus, la Chine écrit l’athlétisme mondial. Personne ne croira mot de cette potion miracle, mais les tortues auront senti le vent du boulet. Il faudra toutefois 20 ans pour qu’une coureuse le confesse : « pendant de nombreuses années, il nous a forcées à prendre de grandes quantités de produits interdits. C’est vrai. Nous sommes également inquiètes d’entacher la gloire de notre pays et de minimiser la valeur de nos médailles d’or qu’il nous a été si difficile de gagner. »
Enfin, l’humour sauve parfois la bizarrerie, surtout lorsque celle-ci révèle des champions de légende. L’Ukrainien Vitaly Petrov fut surtout connu pour avoir entraîné Serguei Bubka durant 16 ans, période Stade 2 durant laquelle nous vîmes le perchiste réécrire ses propres records du monde avant notre français Renaud Lavillenie. Selon Petrov qui le répétait à l’envi, Bubka tirait sa supériorité d’un entraînement de vitesse associé à de la musculation « intense ». Dans des décennies 1980-1990 où le bodybuilding est déjà très avancé, on s’interroge sur la nature de cette « intensité » : machines, poids et poulies sur abaque scientifique ? tout respect inclus pour la valeur athlétique de Bubka, la semi-supercherie fait sourire : pompes, tractions, corde à sauter, abdos et burpees. Ordre de grandeur : 5 séries de chaque, 10 répétitions. Pas sûr que votre ami culturiste n’en tire quelque chose. Ajoutez-y tout de même un joli 10’’03 au 100 m, et le grand Serguei rivalisait avec certains spécialistes de la chose (NDLR : Raymond Stewart, 10’’29 pour la Jamaïque, finale du 100 m, 1995). Dommage que la recette ne semble plus fonctionner avec son nouvel élève, Thiago Braz Da Silva, qui n’a pas sauté au-dessus de 6.03 m depuis 2016, Vitaly affirmant que l’on peut atteindre les 6.30 m. Duplantis touche les 6.22 m, effectivement ça vient ! Mais pas de Petrov.
Vieux fourneaux, toujours barrés
Et que sont devenus les précurseurs ? Les Masters 1, 2 ou 3 qui ont insufflé le goût de la folie à toute une génération ? allons donc, pas si vieux les Christophe Le Saux, Stéphane Brogniart, Luca Papi ou Sangé Sherpa : toujours dans une forme olympique. Même si Le Saux ne court plus le 10 km en 33’, il se régale encore sur des 200km à travers le monde. Semaine après semaine, Sherpa s’est concocté un printemps fou avec 11 ultras trails cotés au-dessus de 700 d’index UTMB. Stéphane, qui nous a traversé une tripotée de massifs (Mercantour, Jura, Vosges), une ribambelle de flaques plus ou moins vastes (du Léman à l’Atlantique en passant par la Méditerranée) s’administrait encore des tours de France cyclos à 300 km quotidiens en Kway-carte bleue, ou un road trip à vélo cargo vers Moscou. Génétique vosgienne ou confédération des amis de la borne, le dévouement d’un Benoît Gandolfi frôle l’amour pentu : ce compagnon de bambée-Brogniart vient de consacrer un an et demi à sa tentative de record de D+ en 24h. Quant à Luca? Toujours parti sur des parcours insoupçonnables. On avait le TOR des Géants et ses 330K/24000+, Papi préfère le TOR des Glaciers, 450K/32000+. Et si la Swiss Peaks 360 propose l’an prochain un poétique 660K/49000+ aux 55 sommets pour un tour intégral du Valais, citons son créateur au panthéon des organisateurs divergents : Julien Voeffray.