En cette année si particulière, les JO de Mexico vont marquer l’histoire, à plusieurs titres. Notamment parce qu’ils vont voir le début d’une domination inattendue de l’Afrique sur le demi-fond, notamment suite à une finale du 1500 complètement inattendue, à l’époque….
1968. Année particulière qui fait raisonner un écho particulier dans notre mémoire collective. Le slogan nous promettait que sous les pavés, se trouvait la plage.
Choc frontal entre un monde démodé et un nouveau fantasmé. Partout les étudiants se soulèvent pour faire voler en éclats des codes probablement désuets. Tommie Smith et John Carlos, combattants des droits civiques, assument la fin de leur carrière en brandissant un poing ganté de noir sur le podium olympique. De nombreux pays peuvent, enfin, concourir sous leur propre bannière. Plus prosaïquement, pour la première fois aux JO, les athlètes vont s’exprimer sur une piste en tartan. Exit la cendrée des temps jadis. C’est dans ce contexte que se déroule le 1500m. Distance emblématique à la croisée des chemins du demi-fond et du fond, et symbole prégnant de cette grande valse planétaire.
Mexico, le 17 octobre 1968. Finale du 5000m. Kip Keino, ancien détenteur du record du monde (1965), qui a dû abandonner sur le 10 000m 4 jours plus tôt, est, avec l’Australien Ron Clarke, le grand favori. Mais il est dominé dans l’emballage final par le Tunisien Mohammed Gammoudi. Déçu au plus haut point de ne pas avoir gagné sur sa distance de prédilection, il décide de se focaliser sur le 1500m. Distance sur laquelle la star s’appelle Jim Ruyn. Cette finale a lieu le 20 octobre, timing suffisant pour récupérer.
Le 1500m est une distance un peu spéciale : historiquement, l’influence des Britanniques sur l’organisation des compétitions et la réglementation de l’athlétisme impose naturellement le mile (1609.34m), comme distance officielle. Une distance « étalon » et clé de voûte de la performance ultime, à la croisée des chemins de la vitesse et de l’endurance. De plus, la course effrénée menée par les milers britanniques pour briser la barrière symbolique des 4’00 en a fait un mythe absolu. Au cours du XIXème siècle, l’adoption progressive au niveau mondial du système métrique impose, en 1890, le 1500m comme distance officielle en compétition internationale.
Avant ce 1500m des JO de Mexico, les Occidentaux règnent en maîtres absolus sur la distance. Jean-Christophe Rosé dans son Odyssée du coureur de fond décrit une course d’équipe, « de caste », quand il narre la tentative de Roger Bannister contre les 4’00 au mile. Qu’est-ce que cela signifie à l’époque dans la croyance populaire ? Aucun spécialiste d’athlétisme, ou un tout petit nombre et peu audible, ne considère que les Africains seront un jour en mesure d’apprivoiser une distance qui requière une certaine science de la course, une intelligence et une maîtrise des allures et de la tactique. Adharanand Finn (1) parle de « sophistication ». Alors oui, depuis quelques décennies, déjà sur sprint, leur force physique permet de remporter un nombre considérable de médailles. Abebe Bikila est aussi double médaillé d’or sur marathon (1960/1964). Mamo Wolde, son compatriote éthiopien, est médaillé d’argent sur 10 000m le 13 octobre à Mexico, derrière le Kényan Naftali Temu et remporte le marathon le 20. Ok, sur du fond long pourquoi pas !
Mais le 1500m reste une distance pour les coureurs d’une certaine forme d’aristocratie athlétique.
L’histoire est en marche et ne s’arrêtera pas à ce type de bien basses considérations !
« Ne cours pas, tu vas mourir »
Les protagonistes sont trois Américains (Jim Ryun, Marty Liquori, Tom Von Ruden), deux Allemands (Harald Norpoth, Bodo Tümmler), deux Kenyans (Kipchoge Keino, Ben Jipcho), un Français (Jacky Boxberger), un Polonais (Henryk Szordykowski), un Belge (André Dehertoghe), un Tchécoslovaque (Josef Odlozil) et un Anglais (John Wetton). Jim Ryun est sans conteste le grand favori. Depuis 4 ans, il est intouchable sur 1500m et sur le mile. Pour preuve, il détient les marques mondiales des 2 distances, toutes deux établies en 1967 : record du monde du mile en 3.51.1 le 23 juin à Bakersfield, et record du monde du 1500m en 3.33.1 le 8 juillet à Los Angeles. Accompagné de deux compatriotes, l’escouade américaine a de quoi impressionner. Vont-ils faire cause commune et courir en équipe ? Pas sûr, un 1500m doit être géré et la notion de groupe n’est pas nécessairement favorable à une bonne gestion personnelle. L’Allemagne est également très bien représentée. Bodo Tümmler est champion d’Europe en titre. Course sur laquelle Harald Norpoth s’était classé 3ème. La 3ème nation la plus représentée est le Kenya. Ben Jipcho, de 3 ans le cadet de Keino, vient d’apparaitre sur la scène de l’athlétisme international, après avoir commencé le sport par le football. Il est crédité d’un temps de 1.50 sur 800m et de 3.59.8 sur le mile, ce qui, à priori, ne peut le positionner parmi les favoris. En ce qui concerne Kip Keino, il a déjà beaucoup couru avant cette finale et la journée commence bien mal. Entre les séries et les finales du 10 000, du 5000 et du 1500m, son corps se rebelle. Lors de la finale du 10 000, des douleurs à l’abdomen l’ont poussé à l’abandon, il s’est même écroulé dans l’herbe le long de la piste. En ce matin du 20 octobre, c’est son estomac qui se manifeste. Un médecin est appelé à son chevet et l’examine dans sa chambre du village olympique. Sa décision est sans appel : « S’il te plait ne cours pas, si tu cours, tu vas mourir ». Ce n’est pas la meilleure nouvelle pour un coureur à pieds, qui plus est à l’aube d’une finale.
Keino lui rétorque que 1500m c’est une distance courte et que, par conséquent, l’effort ne sera pas long. Le doc confirme son diagnostic et quitte le Kenyan. Aussitôt, celui-ci revêt sa tenue de course et se prépare à quitter le village olympique, direction le stade. L’affaire ayant pris quelque temps, la délégation kenyane est déjà partie, et Keino n’a d’autre solution que de prendre le bus pour accéder au stade. Il s’aperçoit rapidement qu’il ne prend pas la bonne direction. Il descend du bus et décide de rejoindre le stade en…..courant. Un peu plus de 2 kilomètres. Il arrive quelques minutes avant le départ.
Une finale « collective » pour les Kenyans
Le départ est donné pour 3 tours ¾. 1 ou 2 tours d’observation, de prise de position, on jauge ses adversaires, on s’économise, on ne fait pas les extérieurs ; on écoute les respirations…… Un 1500m, cela se construit. Voilà comment ça se passe d’habitude. Oui, mais pas là ! Dès le coup de pistolet du starter, Ben Jipcho est parti à bloc et met d’emblée le peloton en file indienne. Etrange comme tactique. Premier 400m en 55.98, soit 3.30 en bout de chaîne. Keino s’est calé à la 3ème place, Ryun en avant-dernière position. Jipcho est-il inconscient ? Cette stratégie de course a-t-elle été pensée à l’avance ? En d’autres termes, un piège visant l’Américain ? Les 800m sont atteints en 1.55.31, sur les bases de 3.35. Le rythme s’est ralenti, mais les dégâts à l’arrière sont considérables. Ryun est 8ème, seuls les 2 Allemands tentent de résister. L’asphyxie est quasi générale. Et c’est sans doute à ce moment précis que les observateurs avisés vont prendre conscience de 3 faits importants, novateurs, et dont il faudra tenir compte à l’avenir.
- Les Kenyans ont une stratégie d’équipe et pensent collectif.
- Ils sont capables de briller sur demi-fond.
- Ils s’entraînent et vivent en altitude. Or Mexico est situé à 2200m d’altitude.
La baisse de la pression partielle de l’oxygène impose une réalité physiologique : les muscles ne sont pas alimentés comme au niveau de la mer et rester performant dans ses conditions nécessite une adaptation.
Keino sent que son plan fonctionne, mais Jipcho « coince » ; il prend alors les choses en mains et s’envole en solitaire. Jim Ryun comprend que s’il ne réagit pas immédiatement, l’affaire est pliée. Il accélère, se repositionne en 5ème, puis très vite en 4ème position.
Mais, il reste moins d’un tour. Les 1200m sont accrochés en 2.53.37. Keino stabilise sa vitesse, mais l’étau ne se desserre pas pour autant. Dans les derniers 200m, le Kenyan réenclenche une vitesse, l’Américain fait l’extérieur et dépose Tümmler, mais il se rend bien compte que l’or est inaccessible. Derniers 50m : Keino tire sur les bras, sa course n’est plus aussi parfaite, mais qu’importe. Il coupe le fil en 3.34.9, Ryun 2ème en 3.37.8, à presque 3 secondes, un gouffre, une leçon.
Tümmler complète le podium en 3.39.0. Tout est dit.
Et tout ne fait que commencer pour les coureurs africains !
(1) Cf. son article: Mile High: How Kip Keino’s 1500m goldchanged running
Semaine type de préparation pour Kip Keino
(Nous avons converti en système métrique les données en miles, ainsi que les allures)
SESSION 1 : Matin | SESSION 2 : Après-midi |
40’ facile (17 km/h – 11.4 km) | Échauffement + retour au calme Corps de séance = 10x400m en 1’02 (23.2 km/h) 2’00 récup entre chaque rép (9km) |
40’ facile (17 km/h – 11.4 km) | Échauffement + retour au calme Corps de séance = 6x800m en 2’10 (22 km/h) 4’00 récup entre chaque rép (11 km) |
40’ facile (17 km/h – 11.4 km) | Échauffement + retour au calme Corps de séance = 20x200m en 29’’ (24.8 km/h) (9 km) |
40’ facile (17 km/h – 11.4 km) | Echauffement + retour au calme Corps de séance = 10x100m à 95% de la vitesse max (6 km) |
40’ facile (17 km/h – 11.4 km) | Echauffement + retour au calme Corps de séance = 4x70m sprint 330m récup (retour point de départ) (6 km) |
14.5 km très souple (séance récup) | REPOS |
90’ à 105’ sortie longue (25 km / 30 km) | REPOS |
Nombre de séances | 12 (11.66 km de moyenne par séance) |
Footing | 6 |
Sortie longue | 1 |
Travail en côte | 0 |
Intensité (Typée vma, allure spé, tempo) | 5 |
Repos complet | 0 |
TOTAL KM | 137.5 km / 142.5 km |
Semaine type de préparation Jim Ryun
(Nous avons converti en système métrique les données en miles)
SESSION 1 : Matin | SESSION 2 : Après-midi |
8 km footing + lignes (*) | Echauffement + retour au calme + lignes = 7.2 km Corps de séance = 20×400 |
8 km footing + lignes | Travail en côte (total séance = 19.3 km) Echauffement + retour au calme = 5 km Corps de séance = 6x la série ci-dessous Côte de 180m montée rapide 800m en haut (plat) tempo Descente 180m rapide mais en relâchement 400m plat footing tranquille 6x50m sprint 3x200m allure type lignes |
8 km footing + lignes | Echauffement + retour au calme Corps de séance = 5×3.2 km tempo (parcours linéaire, chaque répétition étant effectuée en sens inverse de la précédente) |
8 km footing + lignes | Echauffement + retour au calme Corps de séance = 10x800m (400m jog) |
8 km footing + lignes | Footing 20 km (le tour d’un parcours de golf) |
9.6 km footing | Footing 16 km (sur le parcours de golf) |
25.7 km séance longue sur route |
Fiches d’identité
Jim RYUN (USA) | Kipchoge KEINO (KENYA) |
Né le 29/04/1947 à Wichita (Kansas) | Né le 17/01/1940 à Kipsamo (district Nandi) |
Palmarès JO = Médaille d’argent : 1968 Mexico sur 1500m | Palmarès JO = Médaille d’or : 1968 Mexico sur 1500m 1972 Munich sur 3000m st Médaille d’argent : 1968 Mexico sur 5000m 1972 Munich sur 1500m |
Personal bests = 800m 1 :45 :1 1500m 3 :33 :1 Mile 3 :51 :1 2 Miles 8:25:1 5000m 13:38:2 | Personal bests = 800m 1 :46 :4 1500m 3 :34 :9 Mile 3 :53 :1 2 Miles 8:25:2 5000m 13:24:2 |