L’empreinte carbone

Certains débats marquent l’Histoire du sceau de l’éternité. Au fer rouge. Vous savez, ces controverses qui déposent une trace indélébile dans l’inconscient collectif. Vous savez, ces échanges houleux qui divisent la foule en deux entités insolubles ; si bien que les rabibocher nécessite alors monts et merveilles diplomatiques … 

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Eh bien, la chaussure carbone est de ceux-là ! Innovation de rupture pour certains, dopage technologique pour d’autres, ce soulier magique a soulevé la vindicte (athlétique) populaire, questionnant à la fois l’éthique et les valeurs du sport. Tantôt tragédie funeste, tantôt comédie burlesque, la botte de sept lieues a ses partisans… et ses détracteurs. 

Dramaturgie shakespearienne. Langue de Molière. Acteurs du Cours Florent. Levons ici le rideau sur ce débat qui fera date dans l’Histoire de la course à pied. Pour ou contre la fameuse chaussure ? Un dialogue engagé qui à coup sûr laissera une empreinte. Une empreinte carbone.

Le casting

L’érudite :

Dans un monde où la barbe fait souvent le philosophe, notre érudite détonne. Oui, elle a tout vu et tout connu. Rien n’échappe à son savoir. La championne régionale de cross-country de Franche-Comté en 1964 ? Elle dégaine chrono, prénom, nom et même nom de jeune fille. Les tenants et aboutissants de la pensée existentialiste de Kierkegaard ? Elle domine. La vitesse de déplacement des gazelles à poche dorsale dans le parc national d’Etosha en Namibie ? Elle maîtrise : 88 km/h. Une savante cultivée dont les lumières nous seront précieuses.

L’innocent

Crédule mais pas crétin, naïf mais pas nigaud, simple mais pas simplet, rien n’échappe à son étonnement. Or l’étonnement, cette capacité à se montrer curieux de tout, cette aptitude à poser les questions vraies, les questions justes, mêmes lorsqu’elles sont piquantes ; cet étonnement donc, n’est-il pas à l’origine de la sagesse ? 

L’athlète (masquée)

Coureuse déchue, coureuse déçue. En 2016, elle a fini quatrième du marathon sélectif pour les Jeux Olympiques de Rio. Seules les trois premières étaient sélectionnées pour porter les couleurs nationales. Une médaille en chocolat au goût amer puisque, contrairement à elle, deux de ses devancières étaient munies de chaussures carbones. De quoi questionner fortement la vocation, la passion et les valeurs, de cet athlète, ascète et esthète, qui a dédié sa vie à la course à pied. Saurez-vous la démasquer ?

Icare

Fils de Dédale, il n’y va jamais par quatre chemins : ce qu’il veut, lui, c’est marquer l’Histoire. Avec un credo, la fin – ou plutôt les chronos – justifient les moyens. Quitte à se brûler les ailes. Ou se manger violemment le Mur des 30.

Aristote

Maître de l’éthique, cette discipline dont le but est de définir ce qui doit être, il sait que sa science et sa sagesse vont éclairer les coureurs que nous sommes. Car son amour pour la course à pied – ce sport qu’il pratique comme catalyseur de réflexion – est loin d’être platonique. Armé de sa solide prépa physique et de sa robuste métaphysique, il va mouiller le maillot pour le prouver.

Acte 1

À l’échauffement, avant la séance d’entraînement. Nos personnages exécutent quelques gammes sur la piste cendrée.

L’INNOCENT, s’arrête brusquement au milieu des gammes, son téléphone vibre d’une notification. Ses yeux roulent des billes d’excitation. À ICARE. Ça y est ! Nike vient d’officialiser son projet Breaking 2 ! Par contre, je ne vois pas ton nom dans la sélection des athlètes pressentis ? Tu es blessé ? 

ICARE, à L’INNOCENT. J’avais entendu quelques rumeurs à ce sujet. Courir le marathon en moins de deux heures, c’est comme marcher sur la Lune : absolument dingue ! Il arrache le téléphone des mains de son sparring-partner. Par contre, tu te méprends, je suis en pleine forme. Simplement, j’ai refusé l’invitation ! Je me suis déjà brûlé les ailes avec la marque Spira il y a plus de dix ans ! 

L’INNOCENT, surpris. Ah bon ? Nike n’est pas le premier à tenter le coup ?

L’ÉRUDITE, s’avance à leur hauteur et leur coupe la parole. En novembre 2005, les patrons de Spira Footwear avait promis une prime d’un million de dollars au coureur qui s’imposerait sur le marathon de Boston chaussé de leur prototype de chaussures à ressorts. 

L’ATHLÈTE (MASQUÉE), de l’amplitude et de la fluidité dans ses gammes. Je m’en souviens bien, j’étais encore cadette ! Cette histoire m’avait marquée. Elle avait, déjà, questionné ma vision du sport. Si ma mémoire est bonne, une longue polémique avait suivi…

L’ÉRUDITE, à la mémoire infaillible. Plus qu’une longue polémique, ce fût surtout un énorme coup de projecteur. La marque reçut 5 338 commandes en une seule journée, contre 300 habituellement. Ils étaient en rupture de stock ! Cependant, face au tapage médiatique, les organisateurs du marathon de Boston avaient préféré interdire la chaussure. Et on n’a plus jamais entendu parler de Spira par la suite…

L’ATHLÈTE (MASQUÉE). Il faut croire que Spira n’avait pas les mêmes appuis que Nike ! Et là, je ne parle pas des appuis au sol mais bien de contacts haut-placés. 

L’ÉRUDITE. Ni les mêmes appuis, ni les mêmes poches ! Je me suis laissée dire que le projet Breaking 2 représentait à lui seul un investissement de plusieurs millions d’euros. 

L’INNOCENT, essoufflé. Attendez ! Vous êtes partis bien vite… Quelqu’un peut-il me rappeler en quoi consistait le Breaking 2 ? 

ARISTOTE, d’un ton détaché. En réalité, nous sommes aussi perdus que toi… Personne ne saurait dire s’il s’agissait d’un coup marketing, d’un coup de génie… ou seulement d’un gros coup purement sportif… et donc historique pour l’athlétisme.

L’ÉRUDITE. Le contexte apporte quelques éléments de réponse… Nike accusait un véritable train de retard, pour ne pas dire un wagon, vis-à-vis d’Adidas. Du coup, pour rattraper son rival européen, le géant américain a lancé le Breaking 2 : ils ont sélectionné leurs trois meilleurs athlètes sur la distance – Eliud Kipchoge, Zersenay Tadese et Lelisa Delisa – en espérant que l’un d’eux brise la barre des deux heures sur marathon. Ce projet sportif cachait, selon certains détracteurs, une habile prouesse commerciale visant à populariser un modèle de chaussures révolutionnaire créé spécialement pour l’occasion.

L’INNOCENT, s’assoit sur chaise pour enfiler ses pointes. Mais qu’ont-elles de si spéciales, ces bottes de 7 lieues ? 

L’ÉRUDITE. Si tu savais ! Nike possède une machine unique, l’ « Innovation Kitchen » ; une sorte de laboratoire capable de produire un tout nouveau prototype en près d’une heure ! 

ICARE. Comme au fast-food, vite fait ; bien fait ! 

ARISTOTE, plongé jusqu’alors dans ses calculs, sort de son silence. Attendez, vous habitez dans la réalité ou vous résidez dans la science-fiction ? Car si mes calculs sont bons, cela équivaudrait à raboter le record du monde de 2h02’57 détenu par Dennis Kimetto de 3% ! 

L’ÉRUDITE, soudain très érudite. Une progression de trois minutes pour passer sous les deux heures représente très exactement un gain de 2,41%. Pour vous donner une idée, quand Usain Bolt a abaissé le record du 100 mètres de 9 »69 à 9 »58, cela représentait un bond de 1,64%. Or la presse parlait, à l’époque, d’une progression majuscule. 

L’INNOCENT, tombe des nues, chute de sa chaise et se tord la cheville. En gros, l’athlète Nike franchirait la ligne d’arrivée alors que le recordman du monde se trouverait encore au km 41 ? 

L’ÉRUDITE, dont le rond de serviette voyage de tables doublement étoilées en tables triplement étoilées. Pour répondre aux mesquineries d’Icare, l’ « Innovation Kitchen », c’est quand même un peu plus épicurien que le fast-food. À ce niveau, c’est plutôt de la grande cuisine. La preuve, derrière les fourneaux, les ingénieurs de Nike ont conçu une nouvelle mousse, baptisée ZoomX, au croisement des propriétés du plastique et du caoutchouc, dont le poids est inférieur d’un tiers aux matériaux des semelles habituelles. A l’intérieur de cette semelle, Nike a placé une fine plaque de carbone incurvée pour minimiser le coût énergétique.

L’ATHLÈTE (MASQUÉE), désabusée : Voilà donc comment je me suis fait voler ma sélection pour les Jeux Olympiques de Rio, en 2016…

L’INNOCENT. Comment ça ?

L’ÉRUDITE, qui malgré tout son savoir, doit relire ses fiches. Le 13 février 2016, Amy Cragg s’impose en 2h28’20’’ lors sélections US pour le marathon des Jeux de Rio. Desiree Linden (2h28’54’’) termine deuxième, devant Shalane Flanagan (2h29’19’’). L’athlète élancée qui se trouve à nos côtés franchit la ligne d’arrivée en 4ème position, en 2h30’24’’.

L’ATHLÈTE (MASQUÉE). Depuis ce jour, je suis habitée d’un doute : ai-je donné mon maximum ? Dois-je avoir des regrets ? Les trois athlètes qui m’ont précédée étaient-elles meilleures ? 

ICARE. Je ne sais pas si elles étaient mieux préparées que toi, mais elles avaient en tout un meilleur cordonnier que le tien. Si j’en crois les photos que j’ai sous les yeux, Flanagan et Cragg portaient bien des prototypes Nike déguisés, la première version des Vaporfly Next%. 

L’ERUDITE, à l’athlète au regard triste. Faisons le calcul et admettons que tu aies porté ces chaussures lors des sélections : si ta performance avait été améliorée de 2%, tu aurais réalisé le chrono de 2h27’27’’. Bref, tu l’aurais emporté. Et tu serais allée à Rio. Avec le statut de numéro 1 de la délégation…L’INNOCENT chute à nouveau de sa chaise et se brise la deuxième cheville.

Acte 2

Solidaires, nos personnages accompagnent Aristote dans un magasin de running spécialisé. Le sage est décidé à changer de chaussures, irrité d’avoir fini dernier de toutes les séries de la séance d’entraînement qui a précédé.

ARISTOTE, qui sort d’un pas bondissant du magasin avec des Nike VaporFly 4% aux pieds. Si Philippidès avait porté ces fusées, pour sûr qu’il serait encore des nôtres !

L’INNOCENT, en béquilles. Alors, raconte ! Que ressens-tu ?

ARISTOTE, revenant de son premier footing. J’ai l’impression de courir sur des nuages… Je gambadais, aussi à l’aise que si j’allais chercher le pain. Je regarde ma montre…elle m’affiche 17 km/h !

ICARE. J’ai entendu dire que la différence est encore plus palpable lorsque tu repasses ton ancien modèle !

ARISTOTE, s’exécute. Il part puis revient de son deuxième footing avec son ancien modèle. Le grec en perd son latin. Ce ne sont pas des baskets mais des sabots que tu m’as mis aux pieds ! Ma foulée me semblait lourde et pataude. Tu n’imagines pas !

L’ÉRUDITE. Et dire que, cher Aristote, vous n’êtes déjà plus à la page avec vos Nike Vaporfly 4% !

ARISTOTE, éreinté, fatigué, prenant conscience qu’il n’a plus l’âge pour s’entraîner de façon biquotidienne. Pardon ?

L’ÉRUDITE. Depuis 2016, Nike a produit un second modèle, les Vaporfly Next%, puis en octobre 2019, les AlphaFly, qui comprennent cette fois-ci trois plaques carbone ! D’autant plus que désormais, toutes les marques ont sorti plus ou moins au même moment, au début de l’année 2020, leur propre modèle carbone : New Balance, Saucony, Brooks, Asics, Adidas, Craft, Hoka, On-Running… Rares sont celles qui sont restées en marge !  

L’INNOCENT. Concrètement, quels sont les bénéfices de ces chaussures carbones ?

L’ÉRUDITE. Cela diffère selon les modèles mais, globalement, l’avantage est pluriel : légèreté de la chaussure, amorti, stockage et renvoi de l’énergie, rigidité en flexion…

ARISTOTE, qui, après deux jours de repos, vient d’améliorer son record sur 10 km. C’était, comment dire… Il cherche ses mots, enivré par les endorphines. C’était juste incroyable ! Je suis parti sur un rythme bien plus soutenu qu’à l’accoutumée. En dépit de ce départ rapide, j’ai conservé l’impression d’être toujours placé. Ma foulée ne s’est jamais affaissée et ma force n’a jamais faibli. Malgré la fatigue, je n’ai pas explosé, comme si la chaussure continuait à me faire avancer… J’aurais dû demander une cellule chronométrique pour enregistrer mon temps aux 5 km : je suis sûr que j’y aurais aussi battu mon record personnel !

L’INNOCENT, toujours en béquilles, accoudé à la barrière, près de la ligne d’arrivée. Tu étais beau à voir courir, toi qui d’habitude n’a pas d’allure ! Tu avais “du pied”, comme si tu avais répété des gammes et des exercices techniques toute ta vie ! 

ARISTOTE, ému par le compliment. Même pas ! Je n’ai jamais mis un pied à la salle de musculation. Et devine quoi, zéro courbature, je pourrais presque recommencer demain…

L’INNOCENT. C’est une donnée intéressante dans l’optique de ta prochaine prépa pour une course ! J’ai observé sur Strava que les meilleurs marathoniens français avaient enchainé, grâce à ces chaussures, plusieurs semaines d’entraînement à près de 200 kilomètres hebdomadaires, en enquillant les séances de qualité. Ils ne pouvaient se le permettre avant car cela générait trop de fatigue !

ARISTOTE, qui recouvre ses esprits. Intéressant. Il y aurait donc un bénéfice sur la réduction de la fatigue musculaire en course mais aussi sur la gestion de cette fatigue sur le long terme. La chaussure facilitant la récupération, elle permettrait d’augmenter la charge d’entraînement et le nombre de kilomètres avec un risque moindre de se blesser ? 

L’ÉRUDITE. C’est une possibilité, oui. Le postulat inverse mérite cependant d’être entendu. De fins observateurs mettent en garde sur le fait que cette chaussure a aussi ses inconvénients. 

ICARE. On m’aurait donc menti ?! Je suis curieux de les entendre. 

L’ÉRUDITE, revient de la buvette et apporte quelques bières à ses acolytes. Figure-toi, cher Icare, qu’une surutilisation de la chaussure pourrait entraîner une désadaptation du pied. En gros, si Aristote chausse ses « carbones » tous les quatre matins, ses muscles ont de fortes chances de perdre leurs propriétés naturelles puisqu’ils sont constamment aidés par la technologie. Cette surutilisation pourrait aussi favoriser le risque de blessure ! Et toi qui adore les cross-countries, cher Icare, tes appuis pourraient bien être plus fuyants et te jouer de mauvais tours lors de tes prochaines joutes dans les labours… Pourquoi ? Car tu aurais perdu ces aptitudes de proprioception et de force qui font ta qualité.

L’INNOCENT. Ah parce que les chaussures carbones n’existent pas en cross-country?

L’ÉRUDITE. Non. Seulement sur la piste et sur la route. Elle fouille dans son sac et s’empare d’une pile de dossiers. D’ailleurs, j’ai quelques chiffres à vous donner. Le 29 décembre 2019, lors de la corrida de Houilles, 73 coureurs du top 100 ont battu leur record personnel, pour un gain moyen de 44,7 secondes. 68 coureurs de ce top 100 portaient des Nike ZoomX Vaporfly Next% ou des Nike Vaporfly 4% Flyknit.

L’INNOCENT, admiratif. Combien de temps as-tu passé à compiler tous ces chiffres ? 

L’ÉRUDITE. Je dois t’avouer que je les ai seulement lus…C’est un universitaire français, Vincent Guyot, qui a passé plusieurs nuits à les collecter. Vous voulez d’autres statistiques ? Deux journalistes du New York Times ont analysé les performances de plus d’un million de marathoniens et semi-marathoniens, entre avril 2014 et décembre 2019, dans des dizaines de pays… Résultat ? Un coureur chaussé de Vaporfly 4% ou de ZoomX Vaporfly Next% irait 4 à 5% plus vite qu’un coureur portant des chaussures dites « classiques ». Éloquent, non ?

L’INNOCENT, plus si innocent que cela. Depuis le début, on débat des athlètes qui pratiquent la course à pied à haut-niveau. Quid de ceux qui, comme Aristote, appartiennent au commun des mortels ? Les bénéfices sont-ils les mêmes ? 

L’ERUDITE. C’est une bonne question ! Chaque coureur présente un profil et une morphologie qui lui sont propres. Tout dépend de sa taille, de son poids, de ses années de pratique sportives. Mais il semblerait bien que la chaussure carbone offre du “pied” à des coureurs qui en seraient normalement dépourvus : leur foulée, propulsée vers l’avant, s’améliorerait uniquement et instantanément grâce à la chaussure. L’INNOCENT, toi qui cours le 10 km en une heure, il se pourrait donc que tu améliores ton record personnel pour passer sous la barre des 57 minutes !

L’INNOCENT, Ah ! Je comprends mieux pourquoi ils évoquent le dopage technologique ! 

ARISTOTE. Je t’arrête tout de suite cher Prince de l’étonnement. Débattons et questionnons l’éthique avant même de parler de dopage technologique ! Il se frotte les mains et s’enorgueillit, complice, à l’adresse du public. Je sens que l’on va avoir besoin de mes lumières !

Acte 3

Les protagonistes attablés sifflent le coup d’envoi de la 3ème mi-temps.

ICARE, qui n’a pas prévu de rentrer en voiture, mais en vélo, pour la récup’, commande une seconde tournée. Pour revenir sur les présélections olympiques, championne, je ne m’explique pas pourquoi tu ne portais pas ces chaussures ?

L’ATHLÈTE (MASQUÉE). Cher Icare, c’est simple, j’ai quitté Nike en 2011. 

L’ÉRUDITE, en aparté, met les spectateurs dans la confidence. L’athlète assise devant est exemplaire à plusieurs égards ! Elle fut sponsorisée par Nike, mais elle a ensuite joué le rôle, courageux, de lanceuse d’alerte dans le dossier sur Alberto Salazar et le Nike Oregon Project, qui a conduit à la suspension du premier, accusé de « terroriser » les athlètes féminines. Si cette grande dame était restée silencieuse, elle serait probablement encore chez Nike et aurait couru avec les Vaporfly lors des sélections. 

L’ATHLÈTE (PRESQUE DÉMASQUÉE), reprend. Sketchers est depuis mon équipementier. J’étais donc désavantagée puisque seules les athlètes sponsorisées par Nike bénéficiaient, lors de cette compétition, de la dite technologie.

ARISTOTE, actionnant son Cogito. Les athlètes n’étant pas tous égaux sur la ligne de départ, ceci questionne clairement l’éthique et l’équité du résultat ! Si Sketchers t’avait proposé des chaussures carbones, les aurais-tu utilisées ? 

L’ATHLÈTE (PRESQUE DÉMASQUÉE), marche sur des œufs, à défaut de courir sur du carbone. Je suis partagée entre deux sentiments. Mon premier réflexe serait de te répondre non, que je ne les aurais pas portées, car celles-ci vont à l’encontre de mes valeurs personnelles. Mais je suis, dans le même temps, obligée de considérer mon statut d’athlète professionnelle. Je vis de la course à pied. Je ne peux pas me permettre de ne pas m’aligner au départ d’une course si je n’ai pas les mêmes chances de victoire que mes concurrentes. C’est comme si je m’élançais deux minutes après le coup de feu. Une non-sélection olympique a des conséquences sportives, financières et personnelles énormes ! Un temps de réflexion. Je les aurais peut-être portées. Mais à contrecœur.

ARISTOTE. L’iniquité est flagrante lorsque seules quelques athlètes peuvent porter ces chaussures. Mais en quoi est-ce contraire à tes valeurs, maintenant que toutes peuvent en disposer ? 

ICARE, qui s’immisce dans le débat. Bien envoyé le sage ! En aparté, à nouveau au public. Je me fais l’avocat du diable. A 400 dollars la paire, je ne suis pas certain que l’on puisse parler d’un accès universel… 

L’ATHLÈTE (PRESQUE DÉMASQUÉE). Depuis que je suis gamine, je cherche à améliorer mes performances par une optimisation de mon entraînement, de mon alimentation, de mon mental. Je me trompe, parfois. J’apprends, toujours. Et je ne refais pas les mêmes erreurs. La chaussure fracasse selon moi ces convictions : elle introduit une rupture de performances beaucoup trop importante !

L’INNOCENT. C’est-à-dire ? 

L’ÉRUDITE. Elle veut signifier que c’est trop facile. C’est la chaussure qui te fait battre ton record personnel. Ce n’est pas un entraînement perfectionné, ni une meilleure gestion de ta course et de tes émotions. La performance n’est plus la récompense d’un investissement supérieur. C’est comme le sprinteur qui franchit pour la première fois la mythique barrière de 10 secondes sur 100 mètres… mais avec 5 mètres de vent dans le dos !

ICARE. Certes. Mais l’innovation ne va-t-elle pas dans le sens de l’histoire ? Depuis toujours les services R&D des marques proposent des produits de plus en plus aboutis qui permettent au sport de progresser ! 

L’ATHLÈTE (PRESQUE DÉMASQUÉE). Tu as raison, Icare. Mais les chaussures dites légères des années 70 étaient peu ou prou les mêmes que celles des années 2000 et 2010. Tu partais trop vite sur un marathon, tu finissais en marchant, en 1970 comme en 2015 ! En 2020, on a vu des coureurs battre leur record sur semi-marathon en courant un marathon ! Et parfois même en negative split !

ICARE, sûr de faire mouche. Attends, le carbone a bien été autorisé sur le vélo, pourquoi le refuserait-on dans les chaussures de running ? 

L’ÉRUDITE, sourire en coin, avec la certitude de toucher elle aussi sa cible en plein cœur. Je m’étais préparé à cet argument. Alors, premièrement, la machine est consubstantielle au cycliste. On ne peut pas faire du vélo sans vélo. Deuxièmement, à bicyclette, ce qui compte, c’est de gagner le Tour de France. À 40 km/h de moyenne ou à 30, qui s’en soucie ? En vélo, peu importe l’allure, ce qui compte, c’est celui qui franchit la ligne d’arrivée en premier. Celui qui lève les bras. Les références chronométriques ont une importance moindre, pour ne pas dire relative. Il adopte une posture savante, tachant d’imiter Aristote. La course à pied, c’est se confronter à autrui. Mais son sens réside d’abord dans la propre confrontation du coureur à soi-même et au chrono, afin d’évaluer une progression. 

ARISTOTE. Consubstantielle ? Tu n’es pas obligé d’utiliser des mots compliqués pour dire qu’il n’y a pas de vélo, comme il n’y a pas de course automobile d’ailleurs, sans machine et sans technologie. Alors que l’enfant qui va trottiner dans la campagne peut le faire pieds nus. 

L’INNOCENT. Comme Abebe Bikila ! 

L’ERUDITE. Tout à fait. Je t’invite d’ailleurs à lire son histoire dans ce même Forrest, quelques pages en amont de nos péripéties. Abebe, c’était la pureté incarnée. Mais l’être humain s’est désadapté avec la prolifération des routes, tandis que le port des chaussures dans tous nos déplacements quotidiens est devenu systématique. 

ICARE. Je vous l’accorde : en course à pied, la performance, contrairement au cyclisme, est aussi sanctionnée par un chrono, et pas seulement par la victoire… Mais si l’on ne se focalise plus, un temps, sur les meilleurs internationaux, nationaux ou même régionaux, qui courent le 10 km à 17 km/h et plus, en quoi est-ce dérangeant qu’un coureur passionné et avide de progression porte des chaussures carbones ?

L’ÉRUDITE. Un point pour toi, Icare. Je te l’accorde avec humilité, celui-ci. Ton argument est bon. Ce qui me dérange, en revanche, c’est que beaucoup de ces coureurs plastronnent sur les réseaux sociaux : ils remercient leur entourage, ils vantent leur abnégation et félicitent l’investissement qui les a menés à ce record.

ICARE, ravi d’amener son adversaire dans ses retranchements. Oui, mais tu l’as déclaré précédemment : “on court d’abord pour soi !”… Pourquoi veux-tu empêcher ton voisin d’écrire, s’il le souhaite, sa propre histoire, dans la mesure où il ne « vole » de médaille à personne ni de qualification olympique à notre athlète ?

L’ÉRUDITE. C’est qu’ils devraient d’abord remercier leurs chaussures ! C’est une question d’honnêteté intellectuelle. Avec les autres, mais d’abord avec soi-même. Je me console en voyant quelques coureurs qui savent très bien, eux, que la chaussure est le facteur numéro 1 de leur soudaine progression.

ARISTOTE, la mine renfrognée, plongeant de plus en plus profondément dans sa matière grise. Le danger de cette fuite en avant technologique est double : dévaloriser les performances historiques, outrepasser les records, déclasser des champions emblématiques et donc brouiller les référentiels, tout en donnant l’impression d’une course à l’armement pas nécessairement en phase avec les valeurs de ce sport qui nous anime… 

L’ATHLÈTE (PRESQUE DÉMASQUÉE). On devrait toujours écouter les vieux sages. N’oublions pas que des précurseurs ont établi nos repères. Aujourd’hui, j’ai l’impression que les chronos d’Emil Zatopek sont à la portée du premier venu.

L’ERUDITE, dépoussiérant un énième grimoire. Laissez-moi vous lire ceci. Vous connaissez tous Michel Jazy, vice-champion olympique du 5 000 m en 1964 ? Un héros qui à son époque électrisait les foules. Des milliers de spectateurs l’acclamaient sur tous les stades de France. Il a couru toute sa carrière sur une piste cendrée. A la fin des années 60, il découvre son équivalent en tartan. Devinez les paroles qu’il eût à cet instant !

L’INNOCENT, impatient. Je préfère Jay-Z à Jazy, mais vas-y, dis-nous ! 

L’ÉRUDITE.« C’est merveilleux ! Merveilleux ! » disait-il. « Non seulement, c’est un plaisir de courir sur le “tartan“ mais je suis absolument persuadé qu’à partir du 400 mètres jusqu’au 10 000 mètres, ça peut faire gagner un paquet de secondes, et pour trois raisons : 1) l’élasticité améliore l’impulsion ; 2) dans la phase de poussée, le pied ne recule pas d’un millimètre ; 3) la corde demeure absolument impeccable et on fatigue moins là-dessus que sur la cendrée ». 

ARISTOTE, qui recentre le débat et compte les points. Si je résume, chère Érudite, tu es contre la chaussure carbone car si tu investis quelques sesterces tu peux faire l’économie de quelques secondes sur ta prochaine course et tu t’épargnes, simultanément, tout ce chemin pavé de persévérance, résilience et rigueur sur le long terme qui fondent la beauté même de la course à pied ? 

L’INNOCENT, soufflé par de telles qualités de synthèse. Mais n’en va-t-il pas de même pour les autres « procédés » ou protocole d’entraînement tel que l’hypoxie ? Quid de ces athlètes qui passent deux semaines enfermés dans un appartement simulant une position géographique à 2400 m d’altitude pour décupler les globules rouges, alors qu’ils vivent en pleine campagne ou au niveau de la mer ? 

L’ÉRUDITE, hoche la tête pour acquiescer. Ces questions m’obnubilent, de vrais dilemmes… Ces chambres hypoxiques constituent certes un moyen totalement artificiel de simuler l’altitude, mais ne peut-on pas considérer que le gain marginal qu’elle induit est infime ? A contrario, la chaussure carbone introduit, elle, une énorme rupture. Un temps de réflexion. Cela me fait penser au PRP, ce plasma enrichi en plaquette utilisé pour soigner les blessures : au début, le procédé était très contesté et assimilé à du dopage : désormais des sportifs de tous niveaux l’utilisent !

L’INNOCENT, qui n’a plus rien de candide. Si demain, la molécule d’EPO était autorisée et en libre accès, penses-tu que les coureurs feraient la queue à la pharmacie ? 

ICARE, lucide. On parle beaucoup d’éthique et de valeurs, mais au final, ce qui fait foi, n’est-ce pas le règlement ? Que dit-il en la matière ? 

L’ERUDITE. Si les athlètes cherchent à s’affûter, les textes réglementaires eux se sont beaucoup épaissis depuis 2016. La Fédération internationale a fini par autoriser les chaussures carbones, en limitant la hauteur de la semelle, en interdisant les prototypes – même si certains coureurs sont passés outre, sans être sanctionnés. Il prend une feuille de papier. Voici ce qu’a déclaré le président de l’IAAF, Sebastian Coe, en janvier 2020 : « on ne peut pas interdire des chaussures accessibles depuis un certain temps mais on peut tracer une ligne pour interdire l’utilisation de chaussures allant au-delà de ce qui est sur le marché pendant que nous continuons d’enquêter dessus ». 

L’INNOCENT. Certains ont applaudi cette décision ; d’autres ont souligné que Sebastian Coe avait été sponsorisé par la marque à la virgule pendant toute sa carrière, et que sa probité et son éthique étaient remis en question. 

ARISTOTE, solennel. L’éthique, c’est justement de cela qu’il s’agit ! Que chaque athlète se fixe son propre règlement, dans la limite du cadre légal autorisé par une autorité supérieure, mais dans la logique de ses valeurs qui lui ont fait aimer cet art de vivre qu’est la course à pied. Puis il se lève, dépose son verre sur le comptoir, délace ses chaussures et se dirige, pieds nus, vers les vestiaires.

Acte 4

Au vestiaire. L’effort derrière eux.

L’ÉRUDITE, brandit de son sac de sport L’Equipe du 13 octobre 2019. En Une, une photo du Kenyan volant et ce titre : “En moins de deux !”. Il lit. “Dimanche 12 octobre 2019, Eliud Kipchoge a franchi la barrière mythique des deux heures sur le marathon, à Vienne, un record du monde qui ne sera pas homologué car les conditions réglementaires n’étaient pas respectées (ravitaillements, lièvres qui se sont relayés, etc…). Kipchoge avait, aussi, battu le “vrai” record du Monde, un an plus tôt, à Berlin (2h01’39’’)…” 

ICARE, assis à ses côtés, attendant que l’eau de la douche se réchauffe. Quel souvenir magnifique, un grand homme ! Je n’ai pas compris pourquoi il n’avait pas décroché un Prix Nobel ou une Palme d’Or après une telle performance… À Berlin, il s’agissait de gagner et de battre un record du monde. À Vienne, Eliud a marqué l’Histoire. Celle avec un grand “H” ! Il a ouvert un champ des possibles et changé les mentalités ! Comme le premier homme qui a marché sur la Lune. Eliud Kipchoge, Neil Amstrong, même combat ! 

L’ÉRUDITE, moqueur. Icare, tu sembles avoir inspiré tes contemporains ! Toi tu prenais pour un oiseau. Eux se pensent désormais machines… 

L’ATHLÈTE. En tant que sportive, j’aurais trouvé beaucoup plus plaisant que ce record soit battu lors d’une compétition officielle plutôt que lors d’une opération de marketing, qui vise non pas à reculer les limites physiologiques de l’Homme dans un sport, mais à reculer les limites de l’asservissement de l’Homme à la cause d’une multinationale. Ce record tombera de toute façon, alors autant laisser la magie de l’athlétisme opérer, pour que le sport reste beau.

L’INNOCENT, de plus en plus instruit. En tout cas, cela soulève une vraie question, d’ordre presque métaphysique. Pourquoi l’être humain ressent-il toujours ce besoin d’aller plus vite que ses prédécesseurs ? Pourquoi chercher sans cesse à repousser nos limites ? Pourquoi ne pas simplement se contenter de ce que l’on a ? Pourquoi toujours vouloir marquer l’Histoire et laisser son empreinte carbone ?

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