Sois belle et cours

« Plus on incarne la féminité, plus on a de chance d’exister dans le milieu [sportif] ». 

Pour Cécile Ottagalli-Mazzacavallo, historienne du sport, le contrôle des corps des femmes par les hommes n’appartient pas encore au passé. Un constat partagé par les observateur.rice.s de la course à pied, sport paradoxal par excellence dans le traitement des corps féminins. 

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Cachez ces femmes que je ne saurais voir.

Un siècle plus tôt, en 1912, le baron Pierre de Coubertin qualifiait l’olympiade féminine « d’inintéressante, inesthétique et ne craignons pas d’ajouter incorrecte ». À ses yeux, les femmes peuvent, certes, pratiquer un grand nombre de sports, mais « sans se donner en spectacle ».
Le corps médical de l’époque allait dans son sens. Les femmes devaient être protégées, ces « corps fragiles » n’étaient pas faits pour l’effort intense. Seules leur convenaient les pratiques d’entretien, qu’elles devaient exercer avec grâce et élégance. Les normes étaient dictées par des hommes, guidés par leur haute idée de ce que devait être la féminité : un corps sain, prêt à procréer. 

Au terme d’une première lutte, les femmes obtiennent le droit de concourir dans des épreuves d’athlétisme, lors des Jeux d’Amsterdam en 1928. Parmi les cinq épreuves au programme, c’est sur le 800 mètres que l’administration machiste du Comité international olympique (CIO) concentre sa stratégie de décrédibilisation. Alors que l’Allemande Lina Radke établit un nouveau record mondial au terme d’une finale épique, les journalistes sportifs n’ont de mots que pour l’état physique des concurrentes. 

John Tunis, journaliste réputé de l’époque, commente ainsi : « Sous nos yeux, sur la piste cendrée, se trouvaient onze pauvres femmes ; cinq ont abandonné avant la fin de la course, et cinq se sont effondrées sur la ligne d’arrivée ». Les images de l’événement montrent une réalité bien différente. Neuf femmes au départ de la course, neuf femmes à l’arrivée. Certaines à bout de force, mais rien d’anormal après avoir couru un 800 mètres sur les bases du record du monde. 

Peu importe la réalité sportive, les éminences du CIO jugent insupportable que des femmes donnent ainsi à voir un effort intense. Sans plus d’explication, le 800 mètres féminin est banni des Jeux. Il ne sera réintégré que 32 ans plus tard.

Entre conformité et transgression. 

En matière de représentations, la course à pied est riche de contraste. Courir est l’activité par excellence pour s’entretenir et transformer son corps. Pour les 12 millions de coureur.se.s plus ou moins réguliers que compte l’hexagone, l’entretien de soi arrive tout juste après la santé au rang des motivations pour chausser ses baskets. Au cinquième rang pointe l’apparence après la dépense physique et le plaisir. 

La course à pied permet-elle de se défouler voire de s’accomplir, ou nous assigne-t-elle à des standards de beauté normatifs ? La limite est ténue.  Camille Froidevaux-Metterie, philosophe, explique ainsi cette ambivalence : « Le sport peut être vecteur d’aliénation. S’il est vécu et éprouvé comme le moyen par lequel on peut transformer son propre corps, il perd complètement sa dimension émancipatrice et ce qu’il peut produire en termes de réassurance, de sentiment de puissance et même de joie ». 

Pour autant, que l’on ait enfilé ses baskets pour la première fois pour perdre quelques kilos ou par quête de performance, s’approprier son corps en courant est bien facteur d’émancipation. Par le temps que l’on s’accorde, par le fait de se façonner un corps adapté (et non plus seulement gracieux ou esthétique), par l’expérimentation de l’ascétisme et de la souffrance physique, par le dépassement de ses limites, tout ceci bouscule le rôle social de la femme et la représentation d’un corps féminin domestiqué, qui atténue et évite toute forme d’intensité.

Musclée mais pas trop.

Pour autant, il ne fait pas encore bon s’extraire des codes de la féminité quand on est athlète. Caster Semenya, coureuse de 800 mètres, en a largement fait les frais. Et si la couverture médiatique s’est particulièrement attardée sur l’histoire de la double championne olympique de la distance, elle n’est que l’arbre qui cache la forêt. 

Reprenons le fil. Dans la première moitié du siècle dernier, des commentateurs s’étonnent du physique et des performances de certaines sportives. Autrement dit, « faites du sport mais ne vous virilisez pas », traduit la socio-historienne Anaïs Bohuon. Lors des championnats d’Europe de Budapest, en 1966, la Fédération internationale d’athlétisme (FIA) franchit le pas et introduit pour la première fois un test de féminité. Étape désormais nécessaire pour toute femme souhaitant participer aux compétitions sportives, ce test porte d’abord sur le sexe apparent. Face au tollé, la FIA change la nature des tests tout en conservant le principe : exclure de la compétition toutes celles ne rentrant pas dans les standards physiques de la prétendue féminité. 

Si le test de féminité n’est plus obligatoire pour toutes les sportives, il est toujours en vigueur pour les athlètes considérées « suspectes » par les autorités sportives – FIA et CIO. Par « suspectes », comprendre les athlètes qui ne seraient pas assez « féminines » visuellement. On s’inquiète désormais d’une compétition qui ne serait pas équitable si certaines participantes présentaient des taux de testostérone trop élevés (5 nanomol/L de sang). Cela revient à nier les spécificités physiques de chaque individu. On n’exclut pas un joueur de basket car il est trop grand. Par ailleurs, aucun test de masculinité n’a jamais été envisagé.

« Au lieu de penser que le sport bouleverse les morphologies, on va émettre des doutes sur leur identité sexuelle. Avec les contrôles de féminité, tout est dit : qu’est-ce que doit être une vraie femme pour concourir dans les compétitions ? », déplore Anaïs Bohuon. 

Symbole de l’absurdité de ce test, aucune des athlètes médaillées en 2016 sur 800 mètres à Rio n’a été autorisée à concourir à Tokyo sur cette distance. Après une longue bataille juridique, Caster Semenya a dû se rabattre sur le 5 000m, distance pour laquelle l’hyperandrogénie n’est pas pénalisée.

Côté pile, les athlètes hyperandrogènes sont donc tenues à l’écart. Côté face, les athlètes restantes misent, pour certaines, sur l’hyper-féminisation pour balayer toute suspicion.

Quand le privé s’en mêle.

Les organisations sportives n’ont pas le monopole des injonctions paradoxales. En la matière, certains sponsors remportent la palme. Les sociologues Hélène Joncheray et Sylvaine Derycke se sont intéressées aux performances moindres des athlètes françaises, par rapport à leurs homologues masculins. La première difficulté sur la voie de la performance est de réussir à capitaliser sur ses réussites sportives. Et dans cette course aux soutiens financiers, l’étude montre clairement que la question du physique est beaucoup plus importante chez les femmes que chez les hommes. Une athlète qui rentre dans les standards de la « beauté » va potentiellement jouir de nombreuses opportunités partenariales, notamment sur des sujets « traditionnellement féminins » : fitness, bien-être, santé… Là où les femmes qui, à l’inverse, ne correspondent pas à ces standards ont bien plus de difficultés. De même que les athlètes qui ne souhaitent pas renforcer les stéréotypes féminins en jouant le jeu de la féminité. 

Les équipes de trail, bien que plus avancées sur le chemin de l’égalité, ne sont pas irréprochables. Elles sont un atout pour les athlètes, c’est indéniable, néanmoins il ne faut pas être naïf : leur but est avant tout mercantile. Et comme « les femmes sont l’avenir du marché », soulignent Eric Boutroy et Guillaume Routier, tous deux sociologues, le physique reste un critère sélectif. Des corps sains, ni trop gros, ni trop maigres, auxquels la pratiquante lambda peut aspirer ou s’identifier.

La ligne de mire.

Vivement le jour où on appréciera les performances des athlètes féminines, sans les réassigner à leur physique. Certaines athlètes forcent d’ailleurs le destin. Pour ne parler que d’elle, Courtney Dauwalter, extraterrestre de l’ultra-trail, ouvre la voie : elle explose les chronos tout en cassant les codes. Sortir des injonctions de féminité, ne pas être présentable si on n’a pas envie de l’être. S’échapper de la tyrannie de l’apparence pour se concentrer sur les performances. « On ne dira jamais : Rémi Bonnet* est super fort, il vient d’envoyer un KV en moins de 30 minutes et en plus il sourit ? », glisse Sabine Ehrström. 

Note pour la suite : si le commentaire parait déplacé pour un homme, il l’est aussi pour une femme.   

*Rémi Bonnet est un traileur, skieur et alpiniste suisse. Il est double champion du monde de ski alpinisme en 2023 en Espagne, sur les épreuves individuelles et verticales.

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