Société et ultra-running : je t’aime moi non plus. L’une suggèrerait des comportements extrêmes, lorsque l’autre y répondrait par une pratique extrême. Sauf que l’une en vient à critiquer l’autre. Et puis l’autre réagit à l’une en riant du danger, quand l’une sanctionne l’autre au motif du danger encouru. Et qui c’est qui l’a dit le premier ? Celui qui y est. Stop.
Deux microscopes braqués l’un sur l’autre, voilà ce qui demeure passionnant : quelles sont les conséquences physiques et mentales de l’ultra ? quel miroir tend ce dernier à la société ? Éric Lacroix pratique et analyse le sujet au quotidien. L’ex-athlète ne cesse d’explorer la course, comme Directeur du Service des Sports de l’Université de La Réunion, coach, préparateur mental spécialiste en neurosciences, et co-fondateur du laboratoire Éruption. Tout ça. S’il reste la voix des Grand Raid et UTMB, ce curieux du bien comprendre aime questionner – à l’ultra sauce. Chemins de traverses possibles, on vous aura prévenus.
Soyez performants : rapportez du résultat
Pour Éric Lacroix, « nous évoluons dans une société clairement fondée sur la performance – et de plus en plus ». Le travailleur, le sportif, le parent ou le conjoint, et parfois même, le citoyen (ce fameux champion civique du quotidien) : tous genres confondus, chacun de nos rôles est fréquemment invité à sortir de sa zone de confort, chercher ses limites mais sans s’arrêter en si bon chemin. Ces slogans-injonctions ne vous rappellent rien ? mais si, nous pouvons les dépasser, plus fort, plus loin, en deux mots : au-delà. Étrange au-delà sémantique, si l’on se rappelle ce qu’il évoque en mortifère. Brrr…« Or, le paradoxe est que ces donneurs d’injonctions ne savent pas vraiment définir ce qu’est…la performance. Être individuellement – et donc socialement – performant, c’est quoi ? On aimerait bien le savoir, mais on n’a pas la réponse. En conséquence, la perf’ se voit rattachée à la notion de résultat. Et hop ! Le bon élément, le méritant, est celle ou celui qui obtient et rapporte du score. Et là, on touche le point de contact avec l’addiction ».
Ne loupez pas le passage des premiers ! Au fait, que sont devenus les seconds ?
Guy Debord courait-il ? En tous cas, le live UTMB ou le direct du New York Marathon promettent leur show. On attend les leaders, on frémit à quelques dramaturgies de dernière minute qui pourraient tragédiser à gogo. Spectacle sportif, on t’a dans la peau à la façon d’un patron de cirque. « En nous concentrant sur le résultat, on se distraira en faisant joujou avec notre propre frustration de spectateur ; ce que visent précisément les médias, au passage. Surveille si Blanchard raccroche Kilian avant la descente sur Chamonix, vérifie le finish de Kipchoge…en t’étant ennuyé à regarder 5 Kenyans et 2 Français pendant deux heures. Car tu t’es ennuyé, ne le nie pas ! La stratégie de course, vraiment, une passion sincère sur marathon ? (rire). La performance demeurera l’accroche, la séduction, l’intérêt du show ».
Conséquences de l’ultra : pensons plutôt adaptation.
Si les bornes à dépasser reflètent donc un choix de société, en effet, les pratiques sportives ultras induisent celles, prosaïques, de leurs conséquences physiques et mentales ; vicieuses mais aussi vertueuses, disons-le d’emblée. En effet, à l’heure où la recherche Google « trail + ultra + running + bon / mauvais + santé ? » fait un tabac, les interrogations web manichéennes à souhait, binaires à souhait, fleurissent. L’ultra fond : bon ou mauvais, bon sang ? « Physio ou psy, je pense qu’il serait temps de penser en termes d’adaptation de l’organisme. Par exemple, prenons Néandertal et quantités de thèses désormais assez connues : nous savons aujourd’hui que le garçon n’était pas si fragile mais sacrément solide, qu’il ne passait pas son temps cloitré dans la première grotte venue mais bâtissait quelque peu. Il présentait une capacité d’adaptation, a évolué en réaction à son environnement, Sapiens également, etc. Et son évolution s’est grandement réalisée par principe de sérendipité : c’est-à-dire la génération de solutions par…le fruit du hasard. L’apparition d’avancées majeures, aussi brutales que positives, par mixité, tâtonnement, rencontre. Explorations. Et notamment l’exploration de son environnement géographique en fait partie. Comment ? sur ses deux jambes…». D’accord, sérendipons à mort, mais Éric : quel rapport avec notre capacité à courir ultra ? « Le fait que nos sociétés du confort réduisent considérablement la capacité de sérendipité, ou son envie ».
Certains seront fous…et les autres seront mous
Alors ce confort, extrayons-nous-en. En 2023, la pulsion de l’aventure ultra est-elle démocratiquement répandue ? l’envie de tâter de la limite : généreusement partagée par nos concitoyens, distribuée avec largesse via nos injonctions sociétales ou médiatiques ? « J’ai l’impression que l’on est passé des années folles aux années…molles* : j’aime la formule qui n’est pas de moi, et je crois que nous y sommes. Nous évoluons dans une société de confort – paradoxe au vu de son exigence de résultat. À mon sens, de profondes fractures socio-sportives impriment, voire structurent notre groupe : une fraction de la population est éduquée dans un positivisme de l’activité physique, on lui a répété que le sport c’est bon, bien, valorisé ; tandis qu’une belle majorité n’y a pas matériellement accès, et je dirais même pire : culturellement accès. De ce fait, notre société accroit peu à peu son extrême polarisation. Ça me choque et me révolte depuis des années ». Tout ou rien ? même pour notre observateur inclus dans un milieu de sportifs assidus (NDLR : université STAPS ) ? « Parfaitement, et je constate même la solidification de ces deux pôles extrêmes. D’un côté, des sédentaires durant 6 ou 8h ; de l’autre des hyperactifs sportifs. Mais surtout, l’absence de connexion croissante entre les deux. Au centre, une constante effrayante : la perte de sens ».
Docteur, j’ai perdu mon instinct de survie : prescrivez-moi de l’ultra.
Chat GPT n’a pas eu besoin de passer par là. La dématérialisation s’occupe de nous, et s’accélère toujours plus, du cassoulet en épicerie virtuelle – livré sous 12h – jusqu’à l’intelligence artificielle. Or, nos existences aussi passent au stade éthéré et fluide, et notre instinct de chasseur-cueilleur forcé à vadrouiller après 3 jours de jeûne : plus besoin. « Je ne t’apprendrai rien en te disant que l’on peut tout avoir chez soi rapidement. Ok. Dis la même chose au Sapiens câblé pour la survie et l’adaptation…que tu es. Viendra un moment où tu risques de désirer autre chose/ Pour un individu habitué au confort, ce sera l’extrême. Son ultra à lui. Une fois de plus, addictions en vue ». Besoins primaux, nous y revenons toujours : survivre, se nourrir, se reproduire. « Notre système cérébral limbique parle de lui-même, avec cette belle amygdale qui évalue la valence de nos sensations, alarme, gère nos réponses à la peur ou au plaisir. En revenant à leurs nécessités primales, les gens, ex-préhistoriques frustrés, découvrent un jour la course à pied : ça prend, ils sont mordus, car ils retrouvent une quête première. Son début ? commencer par se mettre en difficulté. Et nous revoici face à cette fameuse zone de confort, dont on s’extraie alors pour réexplorer le chemin de nos besoins primaires…en courant, puis davantage, ou directement en ultra ».
Courir, génial outil d’exploration archéo-génétique
Récapitulons : une société ultra exigeante, ses injonctions à performer, sa fracturation exponentielle entre sportifs convaincus et sédentaires défavorisés ou oubliés, et l’instinct primal qui forcément, revient au galop à mesure que l’assistanat virtuel tente de l’étouffer. Une lumière dans cette nuit : courir. S’ouvre alors un chemin vers la ré-exploration de nos natures premières, et l’accélération du volume et de la difficulté. « Or c’est précisément là où il devient impossible de définir quelles bornes dépasser, et pour quelles conséquences. On atteint la théorie du U inversé, selon laquelle le point d’équilibre entre pression (volume d’entrainement, implication sportive) et rendement (performance. Dans notre cas, la satisfaction personnelle, l’équilibre physico-mental) est propre à chaque individu, et présentera des effets positifs ou négatifs tout aussi individualisés ». Jusqu’où aller…au bout, et vers quel bout, au bénéfice ET au risque de quoi ? Pour Éric Lacroix, « difficile voire impossible de définir une zone constituant une pratique « raisonnable ». C’est là où le chemin individuel devient formidablement intéressant. Comme d’autres, j’en ai fait l’expérience. La course à pied m’a permis d’aller chercher des connaissances dans diverses pratiques, distances, méthodologies d’entrainements, schémas nutritifs, etc. Par exemple, regarde un Mathieu Blanchard : la façon dont il continue de creuser son chemin en allant expérimenter telle discipline, étudie à fond le sommeil, approfondit la nutrition. Plutôt que de parler de conséquences, remettons la réflexion à plat. Je préfère donc parler d’ultra comme exploration corporelle et mentale ».
L’ultra sportif : à responsabiliser, sans culpabiliser
Dès lors, si l’ultra-coureur se prend au jeu et tombe dans l’excès – le sien – comment adoucir ses pentes autodestructrices ? Comment prévenir le trop et ses effets pervers ? Le chercheur s’agace avec humour. « On est tous responsables de notre santé, mais on nous culpabilise derrière. Il faut faire ça, vous devriez agir ainsi, la société saine dit ça mais ne dit rien, ce serait pas mal que vous pensiez à ceci…etc. Faites du sport mais n’en faites pas trop. Bougez-vous suffisamment-mais-pas-trop. Est-ce pour lénifier les injonctions qu’à un moment, on a même compté le nombre de fruits et légumes quotidiens ? attention, pas 4 ni 6. C’est fou, on te vend du sucre à gogo et on te dit de bouger ! Tu cours, mais attention, on t’informe que tu deviens addict. C’est bien, puis pas bien…de quel droit ? Rendre responsable le sportif, c’est lui faire comprendre parce que s’il ne comprend pas, tu pourras le culpabiliser à volonté ». La pédagogie de l’entrainement homéopathique, progressif, s’impose comme voie de la raison. « Est-ce vraiment révolutionnaire de prévenir l’excès en ultrafond, en conseillant d’y aller pas à pas ? Mithridate, hormèse** ou Nietzsche, tous nos classiques peuvent en témoigner s’il faut des sources valables (rire) ! une petite dose de poison par jour, cela te rend plus fort. Je ne te fais pas un dessin, tu as saisi l’analogie sportive. Chercher, trouver et définir la dose propre à chaque individu, respecter celle-ci dans une progression, voilà à mon sens la voie du bien-être dans une pratique ultra. Et ceci sans contradiction avec un engagement sportif extrêmement élevé…mais à terme, pas dès les premières foulées. Prendre le temps ».
Cerveau et corps, même combat : con-nec-tés.
Pour comprendre et se rassurer, l’être humain aime bien classer. Ordonner. L’ultra présenterait donc des conséquences psychiques et physiques, pouvant elles-mêmes basculer sous l’estampille addictions. Mais dépoussiérons encore. Entre ici, Descartes : le sport à gogo choisit-il d’impacter le corps, l’esprit, ou les deux ? L’addiction, dernière étape ? En 1995, Antonio Damasio*** rappelait que l’émotion fait partie de la raison. Coureurs, nous entendons bien le message « fatigue physique – localisation : mollet droit – stade : 6/10 ». Et pour Éric Lacroix, la réciproque est évidente : « du cerveau au corps et l’inverse, on oublie fréquemment que nous sommes des êtres hyperconnectés. Un jour, le cérébral te pousse à t’investir à bloc dans une pratique, etc. Et là on touche la zone intéressante de définition de l’addiction ». Addict, moi ? jamais. Toi ? peut-être, oui. « Nous le sommes tous ! Nous parlions de la survie. Chacun de nous possède en lui sa méritocratie secrète : son système de récompense, dans son processus de survie. Va chercher de la nourriture, et pour cela, compte sur ce shoot de dopamine bio-archaïque. Cadeau. Maintenant, va, réussis, et rapporte à manger. En 2023…pars courir. Challenge- toi toi-même ». Socrate se retournerait dans sa tombe.
Addicts de tous bords, unissez-vous : trouvez le bon dosage.
La question brûle donc : suis-je (trop) mordu à mon ultrafond, qui me croque par petits bouts, puis ma vie sociale, professionnelle, familiale ? qui mange qui, où en suis-je ? Du bon dosage avant que d’analyser le symptôme, voilà la piste. Et ce dosage mesuré, commence au stade soft de « la pratique d’usage ». « Par exemple, c’est la mienne », poursuit le chercheur. « Le coureur va chercher un bien-être, maigrir, éventuellement un usage de compétition, etc. Je ne suis pas dépendant de l’effort, mais j’inclue la course dans un mode de vie. Du coup, est-ce que je ne rentrerais pas en partie dans un cercle addictif ?! une grande nuance constitue la différence : ma récompense demeurera le plaisir, et que je n’outrepasse pas une dose soit délétère pour ma santé, soit génératrice de dépendance. Et là, on parle d’effets cliniques tels que le surentrainement, ou le manque et ses indicateurs médicaux, similaires aux signaux toxicomanes (perte de sommeil, sueurs froides, palpitations… et leur pendant social, isolement, symptômes paranoïaques, claustro/agoraphobie, mensonge, etc.) ». Le hic, c’est que la norme prédominante actuelle mélange allègrement l’addiction sportive, et l’addiction aux substances ou à des pratiques dangereuses : aucune nuance. Où est la mesure ? « réinstallons-là, par pitié : le sport, ça reste bien. Bouger, c’est bon pour la santé ! le tabac, l’alcool, la drogue, c’est dangereux. Mais la notion d’addiction est pourtant accolée à tout et son contraire. De la même façon culpabilisante et un peu hypocrite, la pratique sportive est hyper-valorisée dans la société – société capable de nous dire « oui, mais là, c’est trop. Vous n’aviez pas deviné ? ». On peut être sportif sédentaire : bouger une heure par jour, et demeurer assis les sept suivantes. Dès lors, suis-je addict au sport, ou à ma chaise ? »
De l’art de la récréation permanente, la voie du sage
De la récompense à la performance, il n’y a qu’un pas, mais il représente tant. Rechercher la récompense-dopamine quotidienne ne signifie pas tendre vers la perf’, et friser l’addiction. Le circuit du nonosse, sous forme de shoot journalier, n’est pas synonyme obligatoire de spirale vicieuse. En revanche, personne n’est égal face au cercle de la récompense qui difficilement, possède sa marche arrière. « Un peu plus, et encore un peu plus loin, puis un peu plus…pas facile de déprogrammer note cerveau d’ex-préposé à la chasse pour le clan (ou pour sa pomme) ». Éric Lacroix précise : « au final, je crois que l’un, voire le critère qui sépare l’usage de l’addictif, ce serait le degré de consentement. Tant que la douleur est consentie, on reste protégés du versant addictif. Même à fort volume ou charge d’entrainement : un coureur qui aura habitué son corps à travailler de plus en plus (principe d’hormèse, progressivement !) acceptera 3 ou 4h quotidiennes. Par contre, transpose cette dose à un autre individu ou de façon brutale, et la douleur sera difficilement comprise, tolérée – consciemment ou non. Le sujet pourra ignorer ses signaux de non-consentements, sciemment ou en niant la fatigue (automédication et sa spirale)…Du plaisir, on versera alors aisément vers le pathologique ».
*Voir aussi : Chronique des années molles, Normand Baillargeon, Ed. Léméac, 2014 / François Hébert, (1986). Les années molles. Liberté, vol. 28 (n°5), 74–78.
**L’hormèse consiste en l’exposition de l’organisme à des doses modérées mais régulières de toxines, dans un but de stimulation des défenses.
***A. Damasio, L’erreur de Descartes, O. Jacob, 1995.