La foulée est un art

La foulée, tantôt, étriquée, tantôt ramassée, tantôt rasante, peut tout au contraire verser dans le pur esthétisme et provoquer l’émotion du fait d’une harmonie et d’un équilibre remarquables.

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De là à l’assimiler à l’art ? Oui, nous le pensons.

La foulée peut-être pareille au nombre d’or, cette divine proportion.  

Connu initialement sous le nom de Phi, représentée par la lettre grecque Φ, le nombre d’or est d’abord un repère historique dans l’algèbre et la géométrie (1). Il serait donc vu comme le coefficient de proportion parfaite, symbole de l’harmonie suprême de toute chose.

Le nombre d’or a inspiré pléthore d’artistes.

Et les athlètes artistes nous inspirent et nous touchent au cœur.

Quelles sont les foulées qui nous émeuvent ? Que dit une foulée sur celui ou celle qui en est le ou la propriétaire ? Comment se travaille une foulée ?  « Les détails font la perfection, et la perfection n’est pas un détail » a dit Léonard de Vinci.

Plongée au cœur de cette foulée nombre d’or.

Souffrir pour lui n’est pas souffrir

Il fut bien longtemps kenyan avant de devenir danois. Danois ça lui va bien. Dans le mot, dans la culture, il y a l’idée d’épure et une forme de douceur. Comme dans la foulée de Wilson Kipketer. Le plus belle foulée de tous les temps. C’est subjectif, bien sûr, mais parmi les amoureux de l’athlétisme nous sommes nombreux à le penser.

D’abord, la plus belle foulée du monde ne peut être que celle d’un half miler. Celles du sprint sont trop brutales, trop difficile à disséquer. La course des fondeurs, pour esthétiques qu’elles puissent être, révèle toujours une petite réticence économique. Pourtant, tous les coureurs de 800 mètres ne sont pas des modèles – on pense à la puissance de Peter Snell, à la brutalité de Juantorena, et à la crispation extrême de Sebastian Coe quand le titre se jouait à la dure. Quant à Rudisha, qui a battu le record de Wilson, il est hiératique, imposant, mais…

Kipketer est un nuage. Dès la ligne d’arrivée franchie, son petit visage rond, son sourire d’enfant, confortent d’une manière espiègle et comme intimidée ce don qu’il vient de nous offrir. Oui, il court comme ça, il n’y peut rien. Le geste sportif le plus simple atteint chez lui une élégance qui semble à la fois le comble de la sophistication et le sommet du naturel. Est-ce que ça se travaille ? La réponse est ambigüe. Il faut certes beaucoup s’entraîner pour atteindre ce niveau, cette invincibilité. Mais la félinité du mouvement, cette totale absence de raidissement, même au plus fort de la lutte, cette fluidité…

Toujours étonnant de voir quelqu’un courir, même s’il n’est pas du tout sportif. Stupéfiant comme chacun à sa foulée. Un équilibre corporel si singulier qu’il semble révélateur d’autre chose, d’une vérité intérieure, accentuée le plus souvent par l’image de la souffrance.

Que vient nous dire ce Kenyan danois, sans rien en lui qui pèse ou qui pose ? Peut-être que l’on peut vivre sans être blessé par la vie, même quand, comme Wilson, on a failli mourir de la malaria. Une illusion réconfortante, renouvelée à chacune de ses courses, moins de deux minutes dans un espace différent.

Kipketer ne souffre pas. Il reste le plus fort, et c’est bien accessoire.

Pour moi c’est pur, il est d’ailleurs.

« La foulée, cette chose simple qui créée de la beauté »

L’ŒIL LITTERAIRE. Philippe Delerm a eu la gentillesse de nous offrir la reproduction de ce texte, paru dans son très bel ouvrage La beauté du geste, édité au Seuil (2014).

« Stupéfiant comme chacun a sa foulée » écrit l’auteur du jubilatoire La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules. Au téléphone, sa voix prolonge son émotion pour cet objet, cette œuvre qu’est une foulée, « cette chose simple qui crée de la beauté ».

La foulée, les foulées, il les observe depuis sa tendre enfance, quand, chez les minimes, à douze ou treize ans, il disputait chaque hiver le cross du Figaro. « Les gens d’une tranche d’âge commune ont une différence d’apparence incroyable. Leur façon de mettre en jeu le corps est si différent. Comment ce geste très basique, qui semble élémentaire et dans lequel se noue une espèce de mystère, de secret, peut-il être aussi différent ? »

Chacun a son style, donc. Philippe Delerm veille à sa foulée quand il court – de moins en moins souvent depuis son opération du ménisque, si bien que ce « plaisir physique que rien ne remplace », pas même des tours de vélo, lui « manque beaucoup ».

Ce mouvement des pieds qui tintent sur le sol est un formidable élan de vie, un « sentiment de jeunesse éternelle » dit l’écrivain de 70 ans.

« Je suis un peu puriste. J’essaie que mon geste ressemble à (Jules) Ladoumègue plutôt qu’à (Alain) Mimoun. C’est gratifiant quand on y arrive. C’est presque un accord avec la vie ».

Le tragique et l’héroïque

Si chacun a son style, la foulée et la course à pied seraient-elles un art, par conséquent ? « Non, pas forcément. Une grande part du geste est donnée. La foulée se travaille, un peu. Contrairement au style d’écriture : la proportion que l’on obtient par le travail est bien différente ».

Sa mémoire glisse comme l’eau ondule dans le ruisseau. « Je n’avais aucune imagination quand je faisais mes rédactions, en CM2. Il m’a fallu beaucoup lire et écrire pour trouver un style ».

C’est par la lecture, justement, qu’il a vécu sa première émotion sportive, en même temps que son appétence pour la course à pied s’est éveillée. Un texte, en particulier. L’orgue du stade, d’André Obey, qui raconte le 5 000 mètres des Jeux Olympiques de 1952, à Helsinki.  

Philippe Delerm était en CM2, alors, et le texte était compris dans un recueil de lecture. Son père, fils de paysan, était son professeur et n’aimait pas le sport. L’effort physique, l’effort sérieux, c’était les moissons. Il ne comprenait pas l’effort gratuit de la course. « Je savais qu’on sauterait le texte d’Helsinki. Effectivement, mon père ne nous l’a jamais fait étudier. Cela m’intéressait d’autant plus de m’y plonger ».

Il découvre, ému, le ton « tragique et héroïque » des mots d’André Obey, qui conte la victoire d’Emil Zatopek. « Cette espèce de machine à courir implacable, la locomotive tchèque », devance Alain Mimoun, au terme d’un dernier 200 mètres haletant, où l’Anglais Chris Chataway, en lice lui aussi pour le titre olympique, trébuche sur la lice et s’écroule à l’entrée de la ligne droite.Des dizaines d’années plus tard, c’est la foulée de Wilson Kipketer – « un nuage » écrit donc Philippe Delerm– qui le touchera dans sa chair.

L’esthétisme de Jules Ladoumègue ; la souplesse de Michel Jazy

« Les coureurs du 800 mètres sont assez différents des autres. Ils sont grands et massifs, depuis (Alberto) Juantorena[1], dont la foulée était très puissante, mais lourdingue aussi, un peu esthétique décadent. Ils ont ce côté presque équestre. Les plus belles foulées et la grâce physique se trouvent surtout chez les coureurs de 1 500 mètres. Le 5 000 mètres met en scène des coureurs aux  foulées déjà plus économiques. Chez les Français, je me souviens de la foulée de Jules Ladoumègue, tellement esthétique. Ample, légère. Michel Jazy était comme cela, aussi. Une foulée magnifique, extrêmement souple, très longue. Mais pas aussi longue que celle des sprinteurs ».

Un sprinteur l’a marqué, en particulier : Car Lewis. « Chaque sprinteur étant dans un couloir, le spectateur n’a pas le temps de disséquer leur foulée sur un 100 mètres, sauf au ralenti. Il est possible de le faire sur le saut en longueur, en revanche. Je me souviens de la course d’élan de Carl Lewis. A il était harmonieux : cette grande élévation des genoux, ce mystère de l’impulsion, presque imperceptible, qui s’enchaînait à la course d’une façon ouatée, harmonieuse. Le voir courir était magnifique ».

Sa mémoire serpente en eaux-vives, désormais.

Tel ce réveil à quatre heures du matin pour regarder le 100 mètres des Jeux Olympiques de 1984, à Los Angeles, où Lewis s’imposera. Le fils de Philippe Delerm, Vincent, 7 ans et demi, était devant le petit écran, aussi.

« Vincent l’avait raconté dans une chanson qui parlait des souvenirs d’enfance, plus tard ».

Telle cette rencontre avec Carl Lewis, sur un plateau de télévision, quand la notoriété l’avait cueillie au moment de la publication de La première gorgée de bière. Il avait rapporté un autographe du grand Carl à Vincent. « Un privilège ».

Si les foulées racontent des vérités intérieures, elles disent beaucoup, aussi, à celles et ceux qui les observent, les admirent et tentent de les singer, parfois.

[1] 70 ans aujourd’hui, comme Philippe Delerm, le Cubain a réussi l’exploit de s’imposer et sur 400 m et sur 800 m (record du Monde à la clé), aux Jeux Olympiques de Montréal en 1976. Pareille performance n’a jamais été réalisée depuis. 

Le livre de course à pied qui l’a marqué. Yves Gibeau, La ligne droite (1956) :

« J’ai dévoré les livres de champions d’athlétisme, comme celui d’Alain Billouin sur Alain Mimoun, qui est très bon. J’ai un souvenir de lecture, très fort. La ligne droite, d’Yves Gibeau, Un très beau livre sur l’athlétisme, pour lequel Yves Gibeau a obtenu le Grand Prix de Littérature sportive en 1957. Il est aussi connu pour son livre, un peu mythique, sur les enfants de troupe, Allons z’enfants, qui a été adapté au cinéma.

Le sujet de La ligne droite ? Cela se passe en Allemagne, juste après la guerre 39/45. L’entraîneur

Julius Henckel veut retrouver la trace de son poulain, l’athlète Stefan Volker, un grand espoir du demi-fond dont il n’a plus entendu parler suite de la guerre. Stefan est vendeur de journaux. Il est complètement dépressif. Il est l’ombre de lui-même. Il est handicapé – un de ses bras est mutilé et la guerre l’a détruit. Il a changé d’identité. Julius veut absolument faire revenir Stefan à la vraie vie. L’entraîneur persuade l’athlète de venir chez lui. Stefan va parvenir à retrouver un très bon niveau sur 800 mètres. C’est un livre d’un bon registre littéraire, dont l’écriture romanesque est très efficace. »

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