« La dysmétrie, la dissonance, c’est peut-être que c’est cela qui donne de la beauté aux choses »
Pierre-Jean Vazel est diplômé de l’école des Beaux-arts. C’est un amoureux de l’athlétisme. Son appétence pour les chiffres l’a amené à devenir, presque hasard, entraîneur. Autodidacte, il a d’abord été cantonné aux marges d’un milieu athlétique hexagonal rétif à celles et ceux qui ne viennent pas du sérail et qui déroutent. Aujourd’hui, Pierre-Jean Vazel est considéré comme une sommité de l’athlétisme. Celui qui a coaché Christine Arron (détentrice du record d’Europe du 100 m) durant sa fin de carrière, de Ronald Pognon (premier Français sous les 10’’ sur 100 mètres), du Nigérian Olusoji Fasuba (détenteur du record d’Afrique du 100 m en 9’’85), chapeaute, depuis cinq ans l’entraînement de Quentin Bigot…lanceur de marteau. Certains y ont vu une association baroque – Vazel n’avait alors aucune expérience dans les lancers. Ils doivent le penser un peu moins, depuis que Quentin Bigot a remporté la médaille de bronze aux championnats du Monde 2019 de Doha.
L’avantage après une discussion avec Pierre-Jean Vazel, c’est qu’on a le sentiment d’avoir appris plein de choses – on a plein d’autres questions, aussi.
Vous prenez sa foulée ?
Une foulée parfaite ; une foulée nombre d’or ?
« Dès les années 1890, des photos montrent la bonne façon de courir, et la mauvaise. Aujourd’hui, nos standards sont tout autres ! A l’époque, les empreintes de pas étaient utilisées comme un critère de forme. Walter Georges était un miler : l’observation de la régularité de ces pas sur la cendrée lui permettait d’en déduire un état de forme (IDEE ILLUSTRATION).
L’élévation des genoux, l’angle du buste sont autant de paramètres pour affiner un modèle. Les Soviétiques en ont trouvé un, qui correspond à ce qui a été publié aux USA. Une sorte d’archétype du sprinteur et de la bonne façon de courir, la façon efficace qui est aussi en adéquation avec l’idée de ce qu’on se fait du beau. Ce modèle correspond à la moyenne des finalistes des championnats du Monde. Mais la championne du Monde 2007, Torie Bowie, est totalement hors des clous. Elle a pourtant a gagné la course. De même, Kelly Ann Baptiste, qui correspond le mieux au modèle, n’a jamais été championne du Monde. Cela interroge.
Ralph Mann est le biomécanicien de la Fédération américaine. Il fait des « sticks » qui correspondent à la une moyenne des meilleurs mondiaux ; pour chaque position, il « fil de férise » la silhouette d’un coureur. Il compare, ii superpose le modèle avec l’athlète : « regarde, ton pied se pose mal, ici ».
Je n’y suis pas très favorable car chaque athlète a son propre développement. Et des paramètres évoluent au cours de la carrière : la fréquence, l’amplitude, etc… Bolt a progressé au début de sa carrière en gagnant en amplitude de foulée. Ce n’était plus le cas, après 2008. Il progressait en fréquence. Cela n’était pas forcément recherché. La règle est qu’il n’y a pas de règle : celle-ci est amendée au fil du temps.
Bolt, toujours lui, a une scoliose et présente différence de jambes d’1,2 cm. Il n’était pas programmé pour faire du haut niveau. Tyson Gay, non plus, car il s’était pété L4-L5, et n’a jamais pu faire de musculation lourde, tout comme Bolt. Ils ont dû faire autrement. Cela ne les empêche pas, aujourd’hui, d’être les numéros 1 et 2 de l’histoire. La foulée parfaite n’existe pas. Il y a de la magie mais il n’y a pas la formule magique. Cela reste fascinant. On continue de chercher ».
Une longue foulée (A GARDER ??)
« Les types de foulées sont très variés. A vitesse maximale, les dix meilleurs sprinteurs de l’histoire présentent une différence de longueur de foulée de cinquante centimètres, entre celui qui a la plus longue foulée (2,80 m) et celui qui a la plus petite (2,30 m) 20% de différence, c’est énorme ! Tout est mesurable sur une foulée. Cela prend du temps, c’est un travail rétrospectif.
En général, les coureurs les plus rapides ont une foulée plus longue. Aucun sprinteur de niveau mondial ne présente une longueur de foulée inférieure à 2 mètres ».
Chaque athlète a une musicalité
« Quand je regarde une course, je ne ressens pas quelque chose de particulier sur la foulée des athlètes, sauf si un coureur se détache des autres. C’est comme si plein de musique sont jouées en même temps : on n’entend pas chaque morceau. Mais si on fait l’effort de se concentrer sur une mélodie, on peut suivre le fil de cette mélodie en particulier. Chaque athlète a une musicalité et c’est à l’entraîneur de l’entendre ».
La danse du rythme
« Le danger pour un athlète est de se laisser entraîner et contaminer par le rythme d’un autre. Chaque athlète doit être dans un tunnel, dans son idiorythmie comme disait (Roland) Barthes.
Un exemple ? Ronald (Pognon) avait couru contre (Justin) Gatlin en quarts de finale des championnats du monde sur 200 m (en 2005). Gatlin avait à l’époque une foulée très longue, à la fois puissante mais qui dégageait peu d’effort, surtout dans un tour préliminaire.
Je n’entraînais alors pas Ronald. Il ne devait pas être très concentré et avait suivi Gatlin dans son rythme. C’était un faux rythme, il courait alors plus en fréquence que Gatlin à l’époque. Il avait complètement raté sa course.
Un autre exemple : (Marie-José) Pérec raconte dans son premier livre avoir couru contre Grace Jackson, une Jamaïcaine qui était encore plus grande qu’elle. Elle avait été surprise par ses longues foulées d’araignées. Tétanisée, Marie-Jo avait l’impression qu’elle se faisait manger par ces foulées-là. « C’est la dernière fois que ça m’arrive », s’était-elle dit à l’arrivée. »
« Je me souviens du tout premier athlète que j’ai entraîné. J’étais totalement à son écoute, j’avais la sensation de comprendre comment il fonctionnait. Tout le monde lui disait travailler son finish, qui était mauvais. Je savais que les séances d’endurance détruisaient totalement sa vitesse. C’est en augmentant ses points forts, et sa vitesse, qu’il a progressé.
J’ai essayé de faire la même chose avec le deuxième athlète que j’ai eu. Je pensais que son corps allait s’adapter aux séances de vitesse. L’inverse s’est produit. Depuis, je m’adapte constamment à l’athlète. D’autres font différemment : des coaches sélectionnent les athlètes s’ils pensent qu’ils vont s’adapter à leur(s) méthode(s) ».
La foulée est une signature
« Je mesure les foulées depuis 1994. Avec quelques chiffres, des temps de passages, des fréquences de foulées, des amplitudes, je sais de quelque sprinteur, ou sprinteuse, il s’agit. Chaque athlète a sa signature.
J’aime chercher et comprendre, plus que trouver. Je mets ainsi des chiffres sur des sensations, et des sensations sur des chiffres. Les entraineurs passent leur temps à faire semblant de comprendre comment un athlète fonctionne. Je vois ce qui fonctionne chez un athlète et j’essaie de trouver une logique. Plus j’avance, plus je découvre que le phénomène est complexe. De la même façon, chacun sait bronzer, sous le soleil. Mais on ne sait pas exactement comment nous parvient cette lumière qui fait dorer toutes les cellules de la peau»
L’effet wahou
« Je filme les compétitions. Cela me permet de diminuer mon stress et d’analyser, après-coup, les courses. Des séances m’ont marqué, à l’entraînement, quand je ne filme pas. Arron, par exemple. Son entraînement avait été difficile à mettre en place car elle avait eu des opérations de la hanche. Séries de 60 m, à l’INSEP. 5e course. J’ai eu ce que j’appelle « l’effet wahou ». Je ne saurais pas décrire précisément. Mais ses genoux montaient et descendaient avec une énorme facilité ; les lignes étaient harmonieuses ; elle ne donnait pas l’impression de forcer. 6’’91’’ : le chrono a instantanément conforté cette impression. C’est l’une des seules fois où j’ai menti sur un chrono. J’ai dû lui dire 6’99, pour éviter de trop s’enflammer. Je lui avais demandé d’arrêter la séance –elle se sentait très bien et elle voulait forcément continuer !- pour bien récupérer et éviter la blessure.
Un autre souvenir. Ronald, toujours sur la piste pourrie de l’INSEP. Il concluait une belle séance de chariots. Je lui avais demandé un 200 m relâché. Il part. « Ça va vite ! » me dit (Stéphane) Caristan, qui était à côté. Ronald courait lentement mais se déplaçait très vite dans la salle. 21’’2. Ah ouais !
J’aime beaucoup l’extrait de (Françoise) Sagan dans « La vitesse », où elle explique qu’en voiture, il y a une certaine vitesse à partir de laquelle tout paraît lent. On retrouve la même chose chez les sprinteurs. Bolt donnait cette impression de facilité, tout comme (Florence) Griffith Joyner (recordwoman du Monde du 100 m).
L’envol
« Il n’y a pas de différence fondamentale entre la foulée des sprinteurs et celles des demi-fondeurs. Oui, j’ai eu l’effet wahou sur certains demi-fondeurs. Juantorena, Kipketer. Ce que je ressens ? L’aisance, l’impression de voler. Ce sont des images qui sont clichés aujourd’hui, mais c’est de la poésie en mouvement. C’est la même chose avec un hurdleur, un triple sauteur, un lanceur, etc… »
L’efficace disharmonie
« Griffith Joyner ou Bolt avaient des foulées très asymétriques : une différence gauche droite flagrante au niveau des temps d’appui, de la montée des genoux. On pourrait croire que la symétrie et l’harmonie sont des critères esthétiques, des critères de beauté. Mais non. La dysmétrie, la dissonance, c’est peut-être que c’est cela qui donne de la beauté aux choses. (Emil) Zatopek est plein de déséquilibre mais ce sont précisément ces disharmonies, ces déséquilibres, ces arythmies, qui le font avancer ».
La violence du départ, la liberté du mouvement
« Léonard de Vinci voit dans la cause du mouvement l’inégalité entre la force et le poids. Pour lui, la force naît dans la violence et meurt dans la liberté. Cela se retrouve en athlétisme. Le départ d’une course occasionne un contraste très fort : une violence très intense suivie d’une liberté poétique. Cette liberté se retrouve aussi dans l’image mécanique, dans l’amplitude du mouvement. Le coup de feu induit la violence du départ. Evelyne Ashford disait qu’un moment d’amnésie suit au coup de feu : elle ne se souvenait pas de ce qu’il se passait après. Très peu d’athlètes en parlent. On ne travaille pas ces choses. On ne les verbalise pas non plus.
On est davantage dans l’action que la réflexion. Christine, lors de son record d’Europe, ou Olu, lors de son record d’Afrique, m’avaient dit à peu près la même chose : cette impression de ne pas forcer, cette sensation de pouvoir accélérer à souhait, cette « sensation de liberté absolue » m’avait raconté Christine. Marie-Jo en parle aussi pour son 200 m d’Atlanta (championne olympique). Elle dit que tout ce qu’il avait travaillé auparavant s’est mis en place de soi-même, durant la course. Comme par magie : les choses s’imbriquent d’une manière involontaire, elles se produisent par le lâcher prise, la liberté totale. C’est tout l’inverse de quelque chose de volontaire et construit. Ça ne marche pas, sinon.
Lors de son record d’Afrique, Fasuba s’était mis dans les blocs . Il s’était dit : « I let it go ». « Je laisse faire ». Il s’est élancé. Il a laissé faire. Les choses se sont mises en place malgré lui. C’est la seule fois qu’il a ressenti cela. Ronald l’a ressenti lors de son record sur 60 m (6’45’’). Il avait l’impression de ne pas avoir couru. Cela arrive très rarement dans une carrière ».
Le contraste entre l’intensité et le relâchement
« Une dialectique s’exprime dans la façon dont Léonard de Vinci peint. Les choses se révèlent par contraste. Il ne fait pas apparaitre un visage clair par une peinture claire. Il le fait apparaître par l’obscurité tout autour. Les ombres, la pénombre, le noir, font ressortir la lumière. Et vice versa. J’ai adopté cette approche philosophique en tant qu’entraineur : elle me séduit esthétiquement, philosophiquement, politiquement, etc…
Elle est extrêmement pertinente, selon moi, pour décrire ce qu’il se passe d’un point de vue esthétique et mécanique dans le geste sportif, mais aussi dans l’entraînement.
L’alternance nécessaire entre des séances intenses, et des séances de récupération. Le contraste, qui rythme la saison, aussi. Savoir trouver les moments pour être à 90 %, 70 %, voire descendre à 50 %, pour être le jour J à 100%. Il ne faut pas être tout le temps à 100%.
Il existe toute une manipulation cyclique du contraste entre l’intensité et le relâchement, entre la violence et la liberté. Oui, Usain Bolt incarnait parfaitement cela.
En demi-fond, des athlètes sont capables de réaliser des démarrages très violents, dans la course, comme (Olga) Bondarenko, (Tetyana) Samolenko, (Gabriela) Szabo. D’un coup, boum.
Au contraire, Sonia O’Sullivan était grande : on ne voyait pas que ça allait très vite mais il fallait suivre. Les Chinoises accélèrent progressivement lors sur les courses de Stuttgart (Mondiaux 1993). Ça part lentement et ça va de plus en plus vite. Sonia Sullivan décroche, elle est complètement asphyxiée, Les filles tombent comme des mouches. Tu n’as pas l’impression que ça va vite, mais quand tu vois les temps de passage, c’est monstrueux.