Il a couru à travers la planète entière. Il a battu des records de traversée. Il est reconnu comme un grand coureur de grand fond. Mais bien au-delà des chiffres et des records esquissés la course à pied est pour Serge Girard une ouverture vers l’autre, en même temps qu’une découverte intérieure, Et si c’était ça, l’aventure au 21e siècle ? Reportage dans la foulée d’un Forrest Gump orpailleur du temps et de l’espace.
Tout a commencé par un roman, La Grande Course de Flanagan. Tom McNab l’a publié en 1982 ; Serge Girard l’a lu en 1989. Il est des lectures qui bouleversent une vie. Quelle aurait été la trajectoire de Serge Girard si ses doigts n’avaient pas effleuré ces plus de 400 pages, dont chaque ligne déploie un imaginaire par-delà l’Océan Atlantique et les routes brûlantes de l’Amérique ?
La vie de Serge Girard était, alors, un tableau monochrome. Il gribouillait quelques dix ou vingt bornes, un marathon ici ou là.
« Ce livre a été très important dans le déclenchement de ma « carrière » ». Huit ans après cette lecture, en 1997, le voilà qui parcourt, à pied, les Etats-Unis. Son premier continent traversé. Sur les traces d’Andy Payne, le vainqueur de la première Trans-América, les 5 000 kilomètres qui séparent Los Angeles de New York, en 1929. Sur les traces de Joe Cole, l’un des grand héros de l’épopée de MacNab et le vainqueur fictif de La Grande Course de Flanagan, dont le récit se déroule en 1932.
Serge Girard ripoline son tableau des couleurs de l’Australie (1999), de l’Amérique du Sud (2001), de l’Afrique (2003), de l’Europe et de l’Asie (Paris-Tokyo en 2006), de l’Union Européenne (2009) : il est le premier, officiellement, à traverser les cinq continents à pied. Comme il le reconnaît lui-même, qui dit des devanciers ne l’avait pas précédé, dans l’anonymat de la préhistoire pré-internet ?
Le 31 janvier 2016, il s’élance pour un Tour du monde complet. 433 jours et 26 000 kilomètres plus tard, à raison d’une moyenne de 60 kilomètres quotidiens, l’ancien conseiller financier améliore le précédent record du Monde. Un chef d’œuvre autant qu’un trompe l’œil.
« Traverser un continent à 7 kilomètres par heure est à la portée de tellement de gens ! »
« J’ai un peu trompé les gens. Il faudrait commencer par dire que je cours 74 kilomètres par jour à 7 ou 8 kilomètres heure de moyenne, ce que j’ai réalisé pendant mon tour de l’UE, en 2009 ». Vu ainsi, le-fêlé-qui-court-sur-la-planète-entière à pied tombe (un peu) de son piédestal. Ces chiffres impressionnent moins que ceux peinturlurés ici et là : 640 marathons en 365 jours. «Arrêtons de rechercher des titres glorieux ou des noms de courses glorieux. J’en sors maintenant, j’ai fait un travail sur moi. ». Une pause. « Et c’était aussi pour les sponsors » justifie t-il.
Ce sont en effet ses partenaires qui lui ont permis de vivre cette course toute à la fois lente et effrénée à travers le globe. Il a su, aussi, communiquer. Le Monde, Le Figaro, Rtl, les médias ont raconté son histoire. « Je me suis pris au jeu », plaide t-il. « Le marathon, je le faisais en 6 heures tous les jours. Ce n’est pas une balade, mais pas loin. Traverser un continent à 7 kilomètres par heure est à la portée de tellement de gens ! Il n’est pas question de don mais d’envie. Personne ne courra un marathon à 20 kilomètres par heure sans avoir de prédispositions à la naissance, malgré tout l’entraînement du monde ».
Ce qui se joue est bien plus profond, dans une sorte de routine différente, quand il s’agit de s’élancer pour ces huit heures d’effort quotidiens. Peut-on vraiment résumer un Tour du Monde en quelques chiffres : 450 jours, 26 000 kilomètres, 60 kilomètres quotidiens ?
« Marie Leautey réalise actuellement un tour du Monde en courant. Nous étions plusieurs à accompagner début janvier, sur quelques kilomètres. Des gens m’ont dit : « Tu nous as fait rêver avec ta traversée ». Plus que la performance physique, je peux apporter aux gens le rêve du voyage ».
Comme un juste retour des choses : son attrait pour la course est venue en lisant La Grande course de Flanagan ; c’est désormais lui qui donne envie de courir. Après son tour du Monde de 2017, les éditions Fayard lui proposent de relater son périple. Philosopher en courant sortira en 2018, co-écrit avec Clément Brault. Ce dernier, journaliste, l’avait déjà interrogé pour Le Monde lors du passage de son tour du Monde aux Etats-Unis, concomitant à la campagne de Donald Trump en 2016. « Nous avions évoqué ma vision de l’Amérique. Clément avait déjà de la matière. J’ai un peu rédigé et on a beaucoup échangé ».
L’écriture et la course à pied : un travail de construction
La course à pied et l’écriture « s’apparentent à une construction. Préparer un objectif en course à pied, comme un 10 km ou un marathon, nécessite des bases, même si en grand fond, il n’y a pas vraiment de base d’entraînement. L’écriture requiert aussi ce travail de construction, quelque chose de logique, de rigoureux ».
Poser les fondations d’une œuvre d’art. Il a érigé la course à pied en art de vivre, « indispensable, dans ma vie et dans mon épanouissement » livre t-il. Le tableau est devant lui, les pinceaux à ses pieds, les palettes de couleurs à portée de main. Il lui faut peindre tous les jours, quelque soit le temps. « Elle fait partie de mon équilibre physique, mais aussi intellectuel et psychologique. Mon corps et mon esprit me demande de courir pour être bien. C’est un besoin, sans aller jusqu’à l’addiction, même si certains pourraient l’y assimiler. Quelque chose d’extraordinaire se passe dans la course à pied. Je ne saurais pas le définir précisément. Elle vous rend positif, parfois rigoureux, elle vous permet de trouver des solutions à des problèmes, ou de vous échapper ».
Il a vécu la course à pied vue par la lorgnette de la performance, sur ses 10 bornes, sur ses marathons. « Puis j’ai commencé à être davantage dans les queues de peloton, l’âge avançant. C’est dur d’accepter cela, au début. Le regard et le jugement des autres évoluent. Puis on s’y fait ».
Il s’est totalement soustrait du regard d’autrui, de cette retranscription sociale de la course, désormais.
Il gribouille, nuance. « Je crois qu’il y a la notion de voyage. Aller de plus en plus loin, c’est une fuite, quelque part ». Il met de la perspective. « Traverser les continents, traverser le monde, ça n’a pas la même valeur que courir 80 km chaque jour autour de chez soi. Quand on revient à la maison, on retrouve les mêmes problèmes qu’on avait en partant. J’assimile cela, parfois, à fuir une partie de la société. Aujourd’hui, soit on est pris dans le tumulte d’une vie effrénée, soit on se marginalise, on se met en retrait de la société et on se coupe du monde. Un juste milieu existe ».
Il pense l’avoir trouvé à travers ces chevauchées pédestres. Un pied dans la société, sans s’y fondre totalement ; l’autre extérieur à celle-ci, sans y être totalement hermétique.
C’est peut-être un détail posé sur le chevalet, mais les détails disent beaucoup. « La première chose que j’ai dite à Marie Leautey, c’était : « Je t’envie ». Elle s’échappe du monde dans lequel on vit ».
La course comme point de fuite
La course comme échappatoire, la course contre la compétition, peut-être aussi. « On aime mesurer sa progression, que l’on compare fatalement à un autre coureur. C’est la compétition la plus terrible, selon moi. J’enfonce une porte ouverte, mais notre société de plus en plus individuelle place les gens en compétition les uns contre les autres, pour accéder à la meilleure école, etc… Les vrais amoureux de la course sont ceux qui partent sans chrono, simplement pour le plaisir. Et qui s’arrêtent quand ils sont fatigués ».
Il crayonne. Si les organisateurs du marathon de Paris divisaient le tarif d’inscription par quatre ou cinq, voire la rendait gratuite, mais que la course s’effectuait sans dossard et sans classement, simplement un chrono à l’arrivée : combien de personnes prendraient le départ ? « L’être humain n’a t-il pas besoin de cette compétition pour se rassurer ? » interroge t-il tout haut.
Il ne met plus de dossard (hormis en 2017 et 2019 pour la MiL’KiL, la traversée de la France en solitaire, « mais je n’étais pas du tout en mode compétition », assure t-il). Il ne pense pas que le bonheur se caresse en compétition. La compétition est presque aliénation ; l’exploration est libération. « Je suis un peu fâché quand je vois qu’il y a encore des catégories chez les vétérans, pour les plus de 70 ans, puis 75 ans, etc…A un moment, ne faut-il pas passer au sport plaisir ? »
Traversé de contradictions
S’il y en a donc un qui doit bien courir sans chrono, c’est forcément Serge Girard, non ? Perdu. « Mon sponsor m’en a offert une. Elle coûte une fortune et je me fais le plaisir et l’obligattion de la prendre ». Il sourit et se justifie en invoquant une « parade. Etant maire, je dois retourner à la mairie à un horaire précis ».
Car oui, Serge Girard est édile, depuis juillet dernier, de la petite commune de Grainville, 451 habitants, au sud de Rouen (Eure), où il habite depuis 23 ans – quand il ne foule pas la planète.
C’est une manière de « découvrir le travail en équipes », aux côtés du conseil municipal, comme de découvrir l’être humain sous un autre jour. « J’ai vu le monde de manière très positive, car je ne me suis jamais immergé dans les lieux traversés. J’y aurais, alors, sûrement trouvé des défauts. C’est un peu ma façon, très égoïste, de vivre et d’être heureux. Je suis persuadé que l’habitude tue le plaisir ».
A contrario, être maire est une façon de ne pas rester à la surface pour déceler la profondeur des choses : rencontrer une vision différente de l’être humain ; battre en brèche sa vision du monde « bisounours ». Il image. « C’est comme un avion qui approche d’une côte. On voit la mer, la belle plage blanche. Et puis quand on marche, la plage n’est plus si blanche que cela ».

« Savoir que je vais dormir chez moi, tous les soirs au même endroit, m’est difficile. Le bivouac, c’est aussi ce qui me manque le plus au retour d’une traversée »
Une question sourd à l’écouter, pareille à un cinglant coup de brosse : mais comment va-t-il faire pour rester au même endroit, jusqu’en 2026 ? « Deux listes étaient en lice. La campagne a été assez dure La première question à laquelle j’ai été confrontée a été : Serge sera-t-il capable de tenir six ans ? Je tiendrais ma promesse, mais je compte un peu les jours » sourit-il.
On a l’impression qu’il est comme assigné à résidence. « Savoir que je vais dormir chez moi, tous les soirs au même endroit, m’est difficile. Le bivouac, c’est aussi ce qui me manque le plus au retour d’une traversée ».
Quant au confinement…Sa vie est un mouvement pendulaire à l’opposée même de l’exigence d’isolement. Eclat de rires. « J’ai triché ». Dans la poche de gauche, l’attestation pour la première heure ; dans celle du milieu, la 2e heure ; dans celle de droite ; la troisième heure. Il ne devait pas croiser beaucoup de monde, aussi, dans la campagne normande.
Le vrai confinement, comme il dit, il l’a vécu sur la mer. C’est qu’il avait voulu être le premier homme à réaliser le tour du Monde à la seule force en humaine : courir sur la terre, ramer sur la mer, au lieu de prendre l’avion pour relier deux continents.
Il s’était lancé le 17 mars 2015. Moins de 60 jours plus tard, il renoncera et demandera à son épouse Laure de déclencher les secours, happé par la tempête dans la mer déchaînée pour rallier Madagascar. Il valdinguait sur un bateau de cinq mètres, à ras de l’eau où tous ses gestes sont trois à quatre fois plus longs car tout est instable : se faire un café, faire ses besoins, manger.
Il résume : « Une prison bleue. Croiser des gens m’a pourtant manqué. Juste un visage ». Girard est pourtant solitaire. Mais l’être humain est un animal social.
Il a goûté l’angoisse et l’amer d’un défi qu’il jugera après-coup « prétentieux », aussi bien que « l’éternité » d’un temps infini, lui qui ne voit pas les jours défiler quand il court des heures sur la terre ferme.
La liberté est-elle égoïste ?
Il reste sur la terre ferme, désormais, où « un arbre n’est jamais le même » à la différence de ces « cinquante nuances de bleu et de vert » que dessine la mer, un même paysage, un même horizon, qu’il ne supportait plus.
Dans cinq ans à l’issue de son mandat, il repartira en expédition, comme il dit. Il découvrira de nouvelles choses. Seul, peut-être. Il a goûté à une autre forme de traversée, durant la MiL’KiL. En solitaire, sans assistance. « J’ai fait des rencontres que je n’aurais pas faite en équipes. C’est tellement enrichissant, bien que je fasse moins de kilomètres par jour ». Car il lui faut convoyer de quoi manger, se changer, etc…Cette année-là, il dormait à l’abri, gîte ou camping. Mais comment faire quand on traverse un continent, l’Australie par exemple, où il n’y aucune possibilité de trouver de l’eau pendant 100 à 150 kilomètres ?
Il questionne son propre égoïsme, aussi. Il n’a jamais rien eu à gérer, durant toutes les traversées effectuées. Une assistance aux petits oignons, chapeautée par sa femme Laure – au début, comme il le raconte dans Philosopher en courant, il n’était pas rare que deux pick-up l’accompagnent, avant de virer de bord : à quoi bon parcourir un continent sur ses deux jambes si c’est pour polluer la planète ?
« Les gens étaient à mon service. Avec le recul, même s’il y a eu des moments difficiles, ils ont voyagé la vitesse d’un coureur à pied, ce qu’ils n’auraient jamais vécu autrement ».
Une pause. « Etre maire est aussi un moyen de mettre au service des autres », alors que son épouse Laure a pu ouvrir son propre cabinet de kiné, elle qui ne pouvait le faire quand elle accompagnait Serge sur les routes du monde entier.
En contrepoint, partir seul serait égoïste puisqu’il ne « partagerait pas l’aventure ».
On perçoit Serge Girard pris en tenaille entre des injonctions contradictoires ; des paradoxes, parfois.
Sur la liberté. « Mes partenaires ont été extraordinaires et m’ont permis de vivre pendant vingt ans » insiste t-il. « Mais j’aimerais avoir moins de pression, être moins dans l’obligation de faire de compte rendus par exemple, etc… J’ai évolué ».Sur l’égoïsme ? « La vraie liberté c’est de partir courir une heure, trois heures ou quatre heures. Mais si on pousse le raisonnement plus loin, il faut vivre seul et ne plus avoir de gens qui vivent avec vous. La liberté se transforme quelque fois en égoïsme ».
La douleur, ce fidèle compagnon
Serge Girard est un orpailleur. De questions existentielles, de voyage, du corps. La douleur est son fidèle compagnon, semblable au pinceau prolongement du corps du peintre.
Tous les matins, en traversées, le départ est difficile. Huiler la machine. Il trouve son rythme de croisière après une heure ou deux.
Il étire le propos. « J’ai un côté un peu puritain. Je pense qu’il faut faire un effort pour obtenir une satisfaction. Aurais-mieux vécu mes traversées sans douleur ? Je ne le crois pas. A ne pas avoir de douleur ou de sensations, on n’apprécie peut-être pas autant les choses. La douleur est le curseur et reflet de ce que je suis en train de faire, sans aller trop pour ne pas me mettre en danger ».
Il a vécu une expérience singulière, à deux reprises, la première fois du côté de Dakar, au Sénégal ; l’autre fois en direction de Tokyo. Presque du domaine de l’indicible.
Il faisait nuit, il était dans un état de fatigue assez extrême. « J’avais l’impression de courir à côté de mon corps. J’étais détaché et je ne sentais plus la douleur. Ma foulée n’est pas extraordinaire, et je me voyais courir tordu. « Pourquoi tu cours comme ça ? » me demandais-je. « Pourquoi tu cours dans un tel état de fatigue ? ».
Quelques adjectifs en guise de description : « angoissant », « irréel ». Combien de temps cela avait-il duré : quelques minutes, dizaines de minutes ? Il avait perdu la notion du temps.
« Lorsque l’esprit regagne le corps, le choc est terrible. Je chute lourdement dans mon corps » écrit t-il dans son livre.

« Forrest Gump est très beau pour l’amitié, qui s’apparente à de la simplicité mais qui est une vraie gentillesse »
Serge Girard, que d’aucuns ont surnommé Forrest Gump, reprenait alors le cours de ces traversées. Il a adoré le film, mais pour les choses que l’on croit. « La performance de Tom Hanks est extraordinaire. C’est un de ses plus beaux rôles. La course à pied n’est pas l’essentiel du film. Il est très beau pour l’amitié, qui s’apparente à de la simplicité mais qui est une vraie gentillesse ».
Serge Girard a 67 ans. Il sait qu’il ne peut plus courir 75 kilomètres par jour. Mais il sait qu’il savourera de nouveau le délicieux goût du départ, quand il quittera ses habits de maire.
Toujours plus loin. « Mes traversées sont de plus en plus larges », mais la terre n’est pas extensible.
« La course à pied m’a appris l’humilité. Comme le vélo, quand vous êtes mal, vous êtes mal. Vous ne pouvez pas vous cacher. Il ne faut pas avoir peur de marcher ».
Le coureur à pied, par « prétention », a horreur de la marche. « Les Anglais parlent de « footrace » : une compétition, un challenge à pied, vous pouvez marcher ou courir. En Français, « footrace » est littéralement traduit par course à pied. Le record de la MiL’KiL appartient à un marcheur. Quand on dépasse une certaine distance et un certain nombre de jours, trouver un équilibre entre la marche et la course est nécessaire. J’ai passé le cap depuis de nombreuses années. Le trail est une très bonne discipline pour comprendre que marcher pas si dramatique ».
La course voyage ; la voyage de la course. « La course à pied m’a apporté un regard sur le monde. De la curiosité. Je pourrais en parler pendant des jours ». Ses administrés l’attendent.
Il rêve d’une course éternelle. Dans le bouquin, il écrit : « J’aimerais partir pour une course vers un horizon que je n’atteindrais jamais, une course sans limites, vers l’infini. La non-finitude, voilà ma course. Une course dont je ne reviendrais pas, que je ne terminerais pas, puisque je serais, pour toujours, en recherche de cet horizon inatteignable. En courant, nous entrons en contact avec le temps, comme s’il devenait une quatrième dimension physique, matérielle ».
Le tableau d’une vie n’est jamais achevé : il y a toujours une petite touche à apporter.