Christophe Lemaitre sprinte vite, très vite. Il est quadruple champion d’Europe (100 m, 200 m et relais), il est médaillé de bronze mondial et olympique sur 200 mètres. Mais ce sont les jeux vidéo qui lui ont fait découvrir son appétence pour la gagne et son aversion pour la défaite.
L’art de gagner, l’art de perdre, l’art de se glisser dans l’infinie créativité d’un autre univers que celui qui nous entoure. L’art de suivre les méandres d’une intrigue entortillée, la complexité de personnages fictifs auxquels on s’identifie, pour quelques heures ou quelques jours. Reportage chez lui, à Aix-les-Bains.
Aix-les-Bains est engoncée dans un rideau de pluie, qui dissipe les silhouettes du lac du Bourget et des sommets enneigés. Une petite rue ordinaire, à quelques encablures du centre-ville. Un immeuble anonyme ou presque. Un interphone. « Lemaitre » parmi la dizaine de noms dévidés.
Une quiétude opposée à la frénésie consécutive à son éclosion, en 2010, quand il devait rebrousser chemin, effrayé, devant les affiches 3×8 qui attifaient son supermarché.
Quelques trophées habillent le vestibule. Sur la gauche, une rangée de personnages Transformers fleurit une vitrine. Un tableau et trois masques orientaux captent le regard de l’observateur, à l’entrée de la pièce principale : l’aristocrate, le coquin, le savant. « Je les aimais bien. Je les ai trouvés en Corée du Sud ». 2011, souvenirs rapportés d’un record de France et d’un bronze mondial, à Daegu.
Quelques lettres traînent sur la table du salon, occupée par un ordinateur et un imposant casque « Overwatch ». A droite du salon, la cuisine ; à gauche, télé et canapé, où musardent un ou deux jeux. « J’ai vendu tous mes jeux sur PlayStation 1 et Playstation 2 ».
Christophe Lemaitre triture son stylo. Le regard fuyant, parfois ; les yeux qui viennent, souvent, se fixer sur son téléphone portable, objet rassurant qu’il aime pianoter. Évacuons d’emblée un premier débat. « Le jeu vidéo, c’est de l’art. Tu as des jeux où tu vois toutes les prouesses graphiques, musicales, cinématiques. Le réalisme du jeu est poussé à son paroxysme et se rapproche du réel » relève le triple champion d’Europe 2010, vêtu d’un T-shirt rouge et d’un pantacourt blanc.
« Le jeu vidéo, c’est de l’art. Tu as des jeux où tu vois toutes les prouesses graphiques, musicales, cinématiques. Le réalisme du jeu est poussé à son paroxysme et se rapproche du réel »
Enfant, sa vie tournait autour des jeux vidéo, des dessins animés et des potes. « Les jeux vidéo m’ont vraiment diverti et fait passer le temps ». Il raconte les débuts, quand il jouait à des jeux de gestion avec son père, quand il fallait insérer quatre disquettes, quand une mise à jour prenait 17 heures. Il confie avoir concassé la manette des week-ends entiers. « Je n’avais pas de limites ». Hormis quelques veillées avec des amis le samedi soir, il savait s’arrêter la nuit, quand même. « Je n’aimais pas être fatigué pour l’école du lendemain ».
Il a sprinté vers la piste tard, à 15 ans. Les jeux vidéo lui avaient déjà fait découvrir son côté « très mauvais perdant. J’ai retrouvé cette envie de gagner dans l’athlé et le sport en général ».S’il aime jouer, a fortiori à plusieurs (« c’est vachement plus convivial »), sa priorité demeure l’athlétisme. L’entraînement, la compétition, la récupération. Il n’empêche qu’il a essayé des centaines de jeux. On se figure, dans notre imaginaire qui compartimente, un Lemaitre qui enchaîne les parties de Fifa. On se trompe. « Je suis bon public. Il est rare que des jeux m’aient déçu. Certains m’ont davantage « saoulé » par leurs côtés répétitif et lassant, comme « Call of Duty » et « Fifa ». Dans « Assassin’s Creed », si les univers changent, Paris à la révolution, Londres, l’époque médiévale, le but est toujours le même : assassiner des gens de manière discrète ».
« J’aime les jeux à choix multiples qui ont une incidence sur l’histoire en fonction de ce que tu dis, de ce que tu fais. Il n’y a rien de linéaire, les possibilités sont nombreuses »
Ce qui le meut ? « Je préfère les RPG (role playing game, jeux de rôle). L’action, l’aventure, le système de quêtes, d’évolution des personnages. J’aime les jeux à choix multiples qui ont une incidence sur l’histoire en fonction de ce que tu dis, de ce que tu fais. Il n’y a rien de linéaire, les possibilités sont nombreuses et le joueur maîtrise ».
L’art de se glisser dans un univers complexe, tel « Final Fantasy 7» qu’il a recommencé trois ou quatre fois juste pour le plaisir d’explorer la multiplicité des intrigues et l’étoffe des différents protagonistes ; tel, aussi, « Until Dawn », « Detroit: Become human », ou « Football Manager », un pur jeu de gestion. Les autres jeux de sports ? « J’en fais suffisamment dans le réel pour en faire en virtuel » dit-il, mi-sérieux, mi-goguenard.La discussion s’étire, les mots sont plus assurés, le regard tend à s’affermir. Il aime le croisement des univers artistiques. « Les musiques emblématiques et géniales » de la série « Final Fantasy ». Ses souvenirs s’enchevêtrent. Derrière lui, la sculpture, offerte par un admirateur, d’un sprinteur dans les starting-blocks est accrochée au mur blanc. Sa mémoire sursaute : le teaser de « Cyber Punk 2077 » jaillit. « C’était « ouahh ». Les créateurs étaient « ouf ». Même les personnages secondaires étaient très bien faits. Tu avais l’impression d’être dans un vrai monde. C’était du niveau du film Ready Player One[1]».
Il suit les professionnels d’e-sport
Il admire les joueurs professionnels d’e-sport, qui se mesurent dans la Ligue « Overwatch », pour leur niveau et leurs « aptitudes que tu n’arrives pas à reproduire ». Il énumère. « La capacité à travailler en équipe, le « game sense », les mécaniques, la connaissance absolue des « maps » (les cartes), leur précision à toucher toujours des cibles alors que toi tu galères un peu, les « cool down » de chaque personnage ».
Une pause. Un demi-sourire. « C’est peut-être du charabia ». Un cool down ? « C’est le temps de rechargement d’une capacité, le joueur ne peut pas l’utiliser pendant sur une certaine durée ». Pareil à une demi-finale olympique sur 100 mètres. Une ou deux heures pour recharger les batteries. Il image, lui aussi. « C’est comme si tu lances un javelot à 15 mètres, puis que tu vois l’athlète de haut niveau le lancer à 90 m. Tu le regardes pour ses performances et voir comment il fait ».
Simon lui demande s’il peut entamer une partie afin de capturer quelques clichés. En chaussettes, Christophe lance « Captain Tsubasa », la déclinaison jeu vidéo du manga « Olive et Tom ».
Il choisit Savoie F.C, l’équipe qu’il a lui-même conçue. L’enfant de Culoz dans l’Ain, qui vit à Aix-les-Bains (Haute-Savoie), est viscéralement attaché à sa région. Il a, parfois, été raillé pour ce côté casanier.
Pourquoi n’irait-il pas s’entrainer à Paris, ou à l’étranger, au moment où les blessures et les doutes déboulèrent, de longs mois après les années 2010 et 2011, celles où la presse l’avait affublé de ce sobriquet qu’il abhorre, le-premier-sprinteur-blanc-sous-les-dix-secondes?
Attaché à son identité savoyarde
A Paris, les pontes des cadres techniques fédéraux avaient-ils un instant songé que la performance n’est pas qu’une affaire de compétences techniques, des qualités que l’on ne trouve pas que dans la capitale, au demeurant ? S’étaient ils rappelés que le cocon et le bien-être sont les premiers facteurs de la performance ?
« Eh, l’arbitre ! » s’envenime l’Aixois. Savoie Football Club. Sa Voix Fugitive et Charmante. Et d’une authentique gentillesse. De son timbre presque chuchoté, il avait décliné à son zénith, en 2011, des primes d’engagement pour les meetings de Zurich et de Bruxelles à cinq chiffres, pour se concentrer sur sa rentrée universitaire.
Qu’en pensait-il, au fond, de ces critiques par-delà les mots, convenus, à la presse, au cœur des années 2010 ? Peut-être que l’écran était un moyen de s’en abstraire, comme lors de ces dures années d’harcèlement, au collège. Peut-être. Il ne le dit pas, ainsi, en tout cas.
Le tartan avait calligraphié sa réponse. Chacun avait pu la lire dans ce râle de joie surgit des entrailles, si spontané, presque extatique, quand, après quelques secondes d’intense indécision, le tableau des résultats le plaçait sur la troisième marche du podium du 200 mètres, aux Jeux Olympiques de Rio, en 2016. Un petit centième, quelques menus centimètres, devant le Britannique Adam Gemili, qui le replaçaient tout en haut de l’affiche. Ça tient à quoi ? Sa première action, passé l’ivresse de l’annonce : se diriger vers Gemili. Une tape de réconfort.
Il est très loin de son niveau, en ce début d’année. « Lemaitre est fini », entend-on. Il a trente ans. C’est peut-être vrai. Ça ne l’est peut-être pas. C’est sa carrière et elle n’appartient à personne d’autre. On parle reconversion. Il a entamé une formation de community manager. On le verrait bien se mouvoir dans l’univers des jeux vidéo. Il raconte qu’il voulait y travailler, quand il était au collège, sans connaître l’étendue des métiers afférents. « Voir comment ça s’imbrique. D’où vient le début, comment ça se fabrique, la finalité ».
Savoie F.C s’impose 3-0. Il est temps de partir. Le ciel crache toujours. Lemaitre broie son stylo, ouvre la porte, dévisage ses pieds. C’est quand la prochaine partie ?
[1] Film de science-fiction réalisé par Steven Spielberg et sorti en 2018