Samir Benfarès, l’archithlète

Samir Benfarès a grandi dans les bidonvilles du Petit Nanterre, à l’aube des années 1960.Ses jambes l’ont porté dans quelques stades du monde entier,en même temps qu’il bâtissait une carrière d’ingénieur-architecte.

Aujourd’hui, il met son expérience à profit dans la construction des entraînements et de la carrière de ses trois jeunes filles, Selma,Sofia, et Sara, qui rêvent de toucher les anneaux olympiques…

Abonnez vous ! On s'tutoie ?
s'abonner à Forrest
s'abonner à Forrest

Des Marguerites aux Pâquerettes, les Bidonvilles du Petit Nanterre étaient toujours debout, en 1968. En vacillant sur ses premiers pas, en éclaboussant les allées de boue, en coursant un chiffon-ballon, Samir Benfarès a fondé les bases d’une foulée en devenir…Dans sa ligne de fuite, ses perspectives n’étaient pas athlétiques, ni architecturales. L’Homme de Vitruve, qu’il pouvait devenir, était encore dans la quadrature du cercle. Planches de bois et bardeaux de goudron, murs en torchis et toits de tôles, caravanes sans roues, bus sur parpaings, d’un tout de rien, désordonnés mais humanisés, les baraquements de la Folie abritaient les immigrés de premières mains, les déracinés d’une seconde vie. De la friche industrielle aux terrains vagues, vivre ce quotidien était comme tomber de Charybde en Scylla. Le massacre du 17 octobre 19611 fut autant fondateur que destructeur. D’un héritage historique conquis par les tirailleurs marocains, les spahis algériens et les fantassins tunisiens, la seule alternative était, déjà, dans la minorité. Dans l’espoir d’être meilleure, la vie de Samir commença en 1968. Le sixième jour de juin. Dans les jardins de ces « townships » sans mot dire, marguerites et pâquerettes étaient aussi des fleurs. L’A86 n’avait pas coupé les communautés en deux. Le futur « Grand Paris » s’arrêtait à Neuilly. L’Arena La Défense à Nanterre n’avait pas été choisi comme site pour les Jeux Olympiques de Paris 2024. L’archithlète n’était pas encore l’aphérèse de Benfarès…

1 Des dizaines de milliers d’Algériens manifestaient pacifiquement à Paris le 17 octobre 1961 contre le couvre-feu qui les vise depuis deux semaines et contre la répression organisée par le préfet de police de la Seine, Maurice Papon. Plus d’une centaine seront exécutés (certains corps seront retrouvés dans la Seine).

L’architecte de son corps d’athlète

Dans les deux virages toujours à gauche, les lignes droites s’alignent…Droit comme la quatrième lettre de son prénom, Samir fait du Benfarès. Le goût du sang dans la bouche. La saveur du métal au bord des lèvres. C’est un coureur de « 8 », de « 15 » et de pointes de « 12 ». Un sprinteur long, un « miler » multicarte, un crossman au plus court. Il a son baccalauréat avec mention très bien. Il n’est pas encore diplômé de l’École spéciale des travaux publics, du bâtiment et de l’industrie de Paris. Il est l’architecte de son corps d’athlète. Un homme vitruvien aussi carré dans l’application de sa peine hypoxique, que cartésien dans la réalisation du cercle de 400 m, qu’il chronomètre, multiplie, additionne.

Son objectif : résoudre la quadrature athlétique qui consiste à ne pas être l’inconnu de cette vie en équation. Samir a préparé « maths sup », il sait donc que les mathématiques sont aussi une philosophie. Et puis, Vitruve l’a écrit dans son De architectura : « Une structure doit présenter ces trois qualités : firmitas, utilitas et venustas ». Comprenez : forte, utile et belle.

« J’ai toujours voulu faire ce métier… »

Aujourd’hui, Samir travaille dans l’ingénierie architecturale, dans la région parisienne et pour le Grand Paris. Où a t-il trouvé sa vocation ? « Ce que je sais, c’est d’où je viens », répond-t-il, pudique. « Je suis né dans le bidonville des Pâquerettes et j’y ai passé les trois premières années de ma vie. Je ne me souviens pas de cette période…Maintenant, Nanterre est une ville bourgeoise. Tu peux presque t’essuyer les pieds pour y rentrer…»

Samir a toujours voulu être « ingénieur-archi ». Il aurait pu aussi s’investir dans l’athlétisme de haut-niveau. International senior à douze reprises, double champion de France du 1 500 m en 1994 et 1995, son parcours linéaire est marqué par une onzième place des Mondiaux 1995.

Selma, Sara, Sara : trois filles, trois athlètes

Quand il stoppe sa carrière en 2001, Samir est déjà père de Selma, 22 ans en juin. Béatrice, son épouse allemande, courait le 1 500 m en 4’20’’. L’aînée des Benfarès n’a pas encore fait mieux (4’33’’22), mais elle galope sur 5 km (17’09’’). Sofia, la benjamine, qui aura 17 ans en juillet, a battu le record de France cadettes du 5 km (17’13’’).Sara, 20 ans, est la plus rapide de la famille. En pleine préparation pour faire médecine, elle a brillé cet hiver sur 3 000 m (9’01’’43) après avoir battu en décembre le record de France junior du 5 km (16’34’’). « Je suis certaine de pouvoir participer aux Jeux 2021 » se convainc-t-elle. Sara aime lire Spinoza, Sartre et Freud. « Le désir est l’essence même de l’homme, c’est à dire l’effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être ». Cette sentence du philosophe néerlandais fera t-elle résonnance en elle ? L’auteur de L’Être et le Néant de répondre : « Chaque homme doit inventer son chemin ». Et celui de L’Interprétation des rêves de conclure : « Le bonheur est un rêve d’enfant réalisé dans l’âge adulte ».

« J’étais sans pitié avec moi-même… »

Quatre enfants, trois athlètes – Elias, le garçon 14 ans court juste pour le plaisir. Les enfants de Samir et Béatrice, tous nés en France, ont la double nationalité. La famille est installée à Fontainebleau, où il y a une école franco-allemande. Selma, Sara et Sofia veulent prêter serment à Hippocrate et rejoindre l’Ordre des médecins. « Ce que nous avons pu faire, vous pouvez le faire », est la sentence que Samir a gravée sur le fronton de leur mémoire. « Leur mère a un doctorat d’histoire et elle est professeure », poursuit-il. « Souvent, je leur dis : plus vous ferez d’études, mieux vous pourrez faire de la course à pied. Car on ne vit pas de l’athlé »

En collaboration avec Jean-Claude Vollmer, Samir a établi les plans de carrière de ses filles. L’ingénieur-archi est aussi méthodique que lorsqu’il était athlète. « C’est comme cela que je devenu ce que je suis », résume-t-il. « Pourtant, je suis un éternel impatient…Mais je sais prendre mon temps avec les autres. Les records de France du 5 km de Sara et Sofia (à Albi, le 12 décembre dernier) ne sont pas arrivés du jour au lendemain. Elles s’entraînent sans brûler les étapes depuis quatre-cinq ans ». Poser les fondamentaux athlétiques comme les bonnes fondations dans le génie civil. Une racine lexicale où un archithlète ne peut qu’être dans le rythme de la bonne mesure. Métrique et temporelle.

Athlète, Samir était « sans pitié » avec lui-même. « J’étais dans l’esprit du film de Sydney Pollack On achève bien les chevaux». Un film qui relate la crise de 1930 au travers des « marathons de danse » ou des courses organisées en salle, à cette période. La danse et la marche jusqu’à l’épuisement. « Mes entraînements, c’était un peu comme cela… » Rires. « D’où ma réticence pour la pratique d’un sport de haut niveau pour mes filles. Car je sais par où elles vont devoir passer… » Samir, dont le record sur 1 500 m, était de 3’35’’99, n’avait pas connu les chaussures carbones. Comme dans le génie civil, l’athlétisme épouse les contours de l’évolution technologique. « Je les ai mises. Oui, il y a une petite sensation, mais tu n’as pas besoin de ça pour avancer si tu as l’esprit d’un guerrier. Mes filles n’ont en revanche plus de périostite depuis qu’elles portent ces chaussures. Pourquoi donc être contre une technologie qui, énorme avantage, diminue les risques de blessures ? »

Une roue de géomètre, un chrono aiguille, une montre à cristaux liquides

Un plan de carrière ne se dessine pas sur une plaque de carbone. C’est trop fragile. Sa progression n’est pas dans la lecture d’une section Strava stratosphérique, lorsque le GPS cherche à justifier son prix d’achat au travers d’un rapport distance/temps flatteur. Rien ne vaut le tour d’une piste de 400 m, une roue de géomètre, un chrono aiguille, une montre à cristaux liquides. L’athlétisme est un monde impitoyable. « C’est un sport très dur. Ce n’est pas un jeu. Dans un championnat, seul reste le nom du vainqueur. Le haut niveau, être dans les 10-15 meilleurs mondiaux dans sa discipline, nécessite trois choses : les jambes, le moteur (le cœur) et le mental. Je l’ai touché du bout des doigts. Le très haut niveau, c’est le top 5, un autre monde. ll faut avoir un caractère dur comme de la pierre. La tête fait les jambes…J’ai côtoyé des champions olympiques. S’ils avaient eu la possibilité de faire des études, certains auraient eu un doctorat. C’est loin d’être des cons »

Sara et Sofia n’hésitent pas à parler des gènes de leurs parents, pour expliquer leurs qualités naturelles. Cette hérédité athlétique n’est pas suffisante pour devenir un « Homme avec un grand H », dixit Samir. « Je le dis souvent à mes filles. Tu ne cherches pas à devenir la personne que tu es pour faire de l’athlétisme et gagner, mais pour vivre ta vie de femme. Lorsque tu veux devenir un athlète de haut niveau, c’est difficile de lire l’avenir…Déjà, il ne faut pas croire. Il faut savoir. Si tu crois seulement en toi, tu as laissé le doute s’immiscer et tu as déjà commencé à perdre. On ne croit pas que l’on est bon. On le sait. J’ai perçu cette attitude auprès de grands champions. Même lorsqu’ils avaient foiré un entraînement, ils se disaient : “J’ai subi, mais j’ai progressé ”. Ils rendent bon un truc pourri ».

« Elles portent mon nom. Je souhaite qu’elles se fassent un prénom »

Sara et Sofia affichent une autodétermination de « haut niveau », lorsqu’on les écoute parler. De la prétention à l’ambition, il n’y a pas de no man’s land. La motivation occupe ce territoire. Lorsque Sara cite Kant, elle parle de « perfection dans la profondeur »

Sara, Sofia et, pourquoi pas, Selma pourront-elles découvrir cet « autre monde » ? Héritière d’un patronyme, écriront-elles une autre histoire ? Dans la construction de leur avenir, vivront-elles une autre existence ? « Elles portent mon nom. Je souhaite qu’elles se fassent un prénom». Ainsi parle Samir Benfarès, archithlète de son état.

« Je le dis souvent à mes filles. Lorsque tu veux devenir un athlète de haut niveau, il ne faut pas croire. Il faut savoir. Si tu crois seulement en toi, tu as déjà commencé à perdre. On ne croit pas que l’on est bon. On le sait. Croire en soi, c’est laisser le doute s’immiscer. Savoir que l’on est bon, il n’y a plus de doute. C’est ça la frontière vers le haut niveau. J’ai perçu cette attitude auprès de grands champions »

spot_imgspot_img

Newsletter

Dans la même thématique...

Mathieu Blanchard : Va chercher bonheur !

Tout ce que Mathieu Blanchard touche se transforme en...

Dé-branche (tout ?) : On/Off : le cerveau qui court ?

On entend souvent qu’il faudrait « débrancher » le cerveau pour...

Ultra Endurance : passe ton marathon d’abord !

Quand on parle d’ultra endurance, on fait référence le...

Entraînement barré – Suffisamment, mais pas assez

Pourquoi s’entraîner comme les autres ? A quoi bon courir...

Expo Art de Courir – Quand l’art change la vie

Depuis le 12 octobre l'exposition L'Art de Courir a conquis le...
spot_imgspot_img

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici